Peter Sotos : aucun autre crime que l’amour du crime

par | 5 janvier 2013 | Contre-Cultures

Ce texte a été communiqué lors du Colloque des Invalides 2011.

« Qui est le plus grand criminel ? Celui qui ouvre une banque ou celui qui la pille ? »
Dans les années qui suivent les vagues d’émeutes étudiantes de l’après guerre, certains activistes s’interrogent sur le statut des criminels, des gangsters, des « droits communs »…
Se pourrait-il que les soit-disant malandrins soient mus en fin de compte par un légitime sentiment de révolte à l’égard d’une société qui nous ruine, nous brime et nous escroque ?

Il est des libertaires qui franchissent le pas. De 1971 à 1973, les révolutionnaires espagnols du Mouvement ibérique de libération (MIL) multiplient les hold-up, dans le but de s’autofinancer. Quand on veut détruire le capital, autant puiser directement dans les coffres. Plus tard, Action directe réalise à son tour de superbes casses, dont le hold-up de Condé-sur-l’escaut, qui permettra plus tard ironiquement au tueur sadique Michel Fourniret de mener à bien son entreprise.

En parallèle, le « Milieu » fait l’objet d’une sympathie grandissante. Cette « mode des gangsters » dure au long des années soixante et soixante-dix. Pierrot Le Fou devient le héros d’un film magnifique de Jean-Luc Godard, tandis que Jacques Mesrine se voit ré-édité par Gérard Lebovici aux Éditions Champ Libre.

Alors que les marxistes serinent l’opposition traditionnelle entre la classe bourgeoise et la classe ouvrière, des libertaires avancent une formule inédite, puisée chez Louis Chevalier : celle des classes dangereuses((Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Plon, Paris, 1958.)). Celles-ci incluent les marginaux, les voyous, les casseurs, les sans abris, les gangsters, les proxénètes, les dealers, les beatniks, les apaches, les blousons noirs, les zazous, en une farandole tonique et bigarrée. Robin des Bois et Mandrin apparaissent comme les figures emblématiques d’un banditisme ludique, presque humanitaire, puisqu’il est sensé fourguer aux pauvres les denrées subtilisées aux richards.

Au même moment, Michel Foucault anime le Groupe d’informations sur les prisons, qui complète le Comité d’action des prisonniers de Serge Livrozet.
Politiques, ou droit commun ? La frontière s’estompe.

UN RETOUR DE BÂTON

Tout casse, tout passe, tout lasse à la fin des années soixante-dix, quand se produit une forte cassure. On a beaucoup glosé sur la période charnière qui nous a fait glisser vers la détestable époque présente. Coïncide-t-elle avec la fin des grands récits totalisants, l’échec du Grand Soir et le renoncement concerté de la bavarde génération soixante-huitarde ? Aux alentours de 1980, on assiste, non pas à un virage sécuritaire et réactionnaire (celui ci viendra plus tard), mais à une accélération nihiliste.

Les protagonistes de la Révolution Culturelle mondiale, que l’on nomme la new wave, ou « nouvelle vague », et qui éclot en 1977 à partir du phénomène punk, s’enthousiasment à leur tour pour les droits communs. Leur regard diverge pourtant radicalement de celui des aînés pontifiants.

Les adeptes de ce qu’Yves Adrien nomme la « Novo Vision((Yves Adrien, Novövision, Les Humanoïdes Associés, Paris, 1980.)) » décident de soutenir, non les habiles artisans de famaux hold-up, les bandits malins à la Spaggiari ou à la Biggs, mais les pires criminels de tous les temps. Plus le crime est abject, plus ils sont contents.

Le 18 novembre 1978, le pasteur Jim Jones ourdit ainsi au Guyana le suicide collectif de neuf cent huit personnes. Aussitôt, l’artiste anglais Genesis-P-Orridge, qui passe pour un gourou contre-culturel de la révolution en cours, et le collectif artistique Throbbing Gristle font imprimer des tee-shirts à la gloire du prêcheur maléfique.

La New Wave s’apparente dès lors à une morbide célébration de la nuit . Elle chante Ted Bundy, Myra Hendley ou John Wayne Gacy. Elle encense les auteurs de viols sanglants, de tortures, d’actes sadiques et pédophiles.

LE TEMPS DES MURDER ZINES

Écume de la vague, on voit éclore à partir de 1984 des fleurs éparses et vénéneuses, que l’on nomme les murder zines, ou « fanzines du meurtre ». Petits magazines underground, Answer Me! ou Murder can be Fun, excusent et justifient le meurtre en s’appesantissant avec gourmandise sur les détails les plus ignobles.

Plusieurs figures surgissent dans la nuit.
Echalas blondasse et décoloré au visage blafard tavelé de boutons, John Aes-Nihil anime le fan-club de Charles Manson, qui commandita autrefois l’assassinat de l’actrice Sharon Tate. Il évolue lui même dans l’univers des contre-cultures. Dans les années quatre-vingt dix, il lance un superbe magazine d’art, Exit, qui vante l’abjection et se livre à une constante apologie des pires criminels de l’histoire.

Autour de lui gravitent des personnages troubles, à l’image de James Mason, qui propose une alliance tactique entre néo-nazis et tueurs en série, les uns et l’autres s’apparentant en somme à des révoltés radicaux. Le musicien Boyd Rice, qui anime le projet musical Non, se définit à la fois comme sadomasochiste, sataniste, néonazi, et adepte de l’esthétique « tiki », en vogue à Hawaï.

Ecrivain et performeur, Peter Sotos atteint cependant une sorte de point culminant. Dans les années quatre-vingt, il édite le bulletin Pure, qui s’immerge dans la tête des tueurs, des violeurs, des monstres. Ses récits assortis de polaroïds pornographiques, souvent pédophiles, sont d’une telle intensité et d’un tel réalisme que leur auteur fait l’objet de plusieurs interpellations et d’une surveillance constante du FBI.

Peter Sotos n’en a cure. Il n’est coupable d’aucun autre crime que de l’amour du crime.

Il intervient notamment en tant que performeur dans le collectif sonore Whitehouse, de William Bennett. Whitehouse réinvente à sa façon le théatre de la cruauté d’Antonin Artaud. Il faut imaginer un ou plusieurs chamans en transe, qui psalmodient l’horreur et semblent l’endosser, tandis que les machines crachent en geyser un insoutenable bruit électronique. La transe rageuse des violeurs se mêle aux stridences insupportables de l’industrie.
Whitehouse, c’est la colère pure, la violence brute, la haine dans sa pureté cristalline.

De livre en livre (Tick, Lazy, Index, Special, ou Selfish, little), Peter Sotos cisèle une oeuvre unique, névrosée, haletante, qui atteint le nadir. Mieux encore que Jonathan Littell, il se glisse dans le crâne des bourreaux. Point de formules ici, ni d’affèterie, mais le récit glacial et glacé de l’innommable.

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