L’extrême gauche face à la tentation islamiste

par | 24 mars 2007 | Extrêmes gauches

Article paru dans Le Meilleur des mondes, printemps 2007.

Au lendemain de l’élection présidentielle de 2004, la passionaria trotskiste algérienne Louiza Hanoune, qui mène le Parti des travailleurs avec maestria et peut revendiquer le titre d’Arlette Laguiller algérienne, reçoit une lettre fort inattendue.

C’est le président de la République lui-même, Abdelaziz Bouteflika, qui félicite la candidate d’extrême gauche : « Chère sœur, il n’est peut-être pas habituel de le faire dans le cadre d’une élection présidentielle telle que celle que nous venons de vivre, mais je tenais à vous dire l’orgueil et la fierté qui sont les miens, d’avoir été candidat en même temps que vous dans cette compétition électorale. »

A dire vrai, cette « déclaration d’amitié » gouvernementale ne saurait aujourd’hui surprendre. En dépit des divergences politiques, les mouvements d’extrême gauche apparaissent comme de fermes soutiens des Etats arabes les plus laïcs. Le compagnonnage est particulièrement visible en Algérie. Il remonte aux années cinquante. Les trotskistes ont joué un rôle important quoique discret dans la guerre contre l’Etat français. Combien de clandestins du FLN ont bénéficié des « planques » de la Quatrième Internationale? Combien ont franchi les frontières grâce aux gauchistes? Sans parler des transports d’armes ou d’explosifs… Après l’indépendance, on a même vu des militants de la tendance pabliste((Du nom de son principal animateur, Michel Raptis alias Pablo.)) jouer les « pieds rouges » et participer au gouvernement d’Ahmed Ben Bella.

L’Algérie n’est pas un cas isolé. Les révolutionnaires ont noué au fil des ans des relations étroites avec certains régimes : la Syrie, l’Algérie, la Libye, et bien sur l’Irak de Saddam Hussein. Les organisations communistes justifient ces liens en invoquant la lutte anticolonialiste. La révolution doit selon eux jaillir des luttes de libération nationale du tiers-monde. Il faut soutenir les Etats arabes « progressistes », dans l’espoir d’enclencher une dynamique globale.

« Progressiste » : le mot est lâché. Pour les gauchistes, il n’est pas question de soutenir une « dictature cléricale ». Haro sur l’Iran. On ne tourne les yeux que vers les régimes à prétention « socialiste ». le « baasisme » est ainsi présenté par certains comme un modèle « déformé ». De même, on apporte volontiers ses suffrages au Front populaire de libération de la Palestine, en raison de son discours laïque et marxiste-léniniste. L’Islam est perçu a contrario comme foncièrement rétrograde.

Il existe ainsi à l’origine un « mur de Berlin », séparant l’extrême gauche internationale des réseaux islamistes. Ce rempart se voit pourtant aujourd’hui fissuré. Hier, les mollahs étaient considérés comme des réactionnaires, oppresseurs des femmes. Ils apparaissent désormais comme les nouveaux hérauts de l’anticolonialisme. Comment expliquer cette modification des perspectives ?

Certains activistes trotskistes ou post-maoïstes livrent le diagnostic suivant : en perpétrant les attentats du 11 septembre 2001, les islamistes radicaux ont démontré leur capacité logistique. Ils ont acquis du même coup dans le monde arabe une énorme popularité. Mieux encore, la nébuleuse islamique se révèle profondément hétérogène. Existe-t’il un espace politique pour un islam « socialiste » ?

C’est là qu’apparaît Tariq Ramadan. Ce penseur musulman n’est pas très éloigné dans ses conclusions de la « théologie de la libération » du prêtre catholique Dom Helder Camara. Tout comme il existe des « curés rouges », qui prennent les armes pour parvenir à la justice sociale, verra-t’on surgir des « mollahs rouges », prônant un islam social et révolutionnaire ? C’est le pari d’une frange grandissante de l’extrême gauche internationale.

Les islamistes seraient-ils les héritiers de Che Guevara ? Organisation trotskiste fondée par Tony Cliff, la Tendance socialiste internationale est présente dans une vingtaine de pays. Elle est contrôlée depuis Londres par le Socialist Workers Party. Le SWP apparaît comme la plus importante formation d’extreme gauche en Grande-Bretagne. Son influence est comparable à celle de la Ligue communiste révolutionnaire ou à celle de Lutte Ouvrière en France.

Il a bénéficié ces dernières années d’un allié de poids. En 2003, le député travailliste George Galloway se voit expulsé du Labour Party en raison de ses positions pro-islamistes, du soutien qu’il apporte à Saddam Hussein, et de ses liens supposés avec le dictateur. Doté d’une indéniable faconde, Galloway devient un redoutable leader populiste. En 2004, il rejoint la coalition Respect.

Ce regroupement électoral milite pour le droit au port du voile et le respect de la religion musulmane. Il est fortement dominé par les trotskistes du SWP.

En octobre 2004, le SWP s’impose comme la cheville ouvrière du Forum social européen de Londres. Tariq Ramadan y reçoit un accueil de « vedette américaine », tandis que la France est fustigée, en raison de la loi qui prohibe le voile à l’école. Très présente dans les pays de l’ex-Commonwealth, la Tendance socialiste internationale (TSI) peut être considérée comme une puissante rivale du « parti mondial de la révolution socialiste », la Quatrième Internationale, dont la section française est la Ligue communiste révolutionnaire.

En 2004, la TSI conclut justement un accord avec la Quatrième Internationale. Les deux organisations mondiales décident de s’entraider. En France, les quelques militants soutenant la TSI décident adhèrent à la Ligue communiste révolutionnaire pour y former un courant. Cet accord tactique aboutit à un résultat inattendu. Partout dans le monde, on voit surgir dans les sections de la Quatrième Internationale des tendances pro-voile, soutenant un islam « progressiste ». Le 6 mars 2004 à Paris, on assiste même à une scène insolite. Un cortège de femmes voilées se trouve protégé par des militants de la Jeunesse communiste révolutionnaire, branche jeune de la LCR. Un an plus tard, le 8 mars 2005, les femmes islamistes manifestent à nouveau sous la protection conjointe de la JCR et des barbus.

Cette évolution de la LCR ne fait pas que des heureux. Dans l’organisation, nombreux sont ceux qui fustigent le soutien au foulard. À l’extérieur, le mouvement Lutte Ouvrière s’insurge avec violence contre la « dérive communautariste » : « Faire la cour à un Tariq Ramadan, faire d’un des pires ennemis de la classe ouvrière un allié à courtiser, est un naufrage politique », écrit la revue théorique Lutte de Classe((« Communisme et communautarisme », Lutte de Classe n°89, été 2005.)).

Mais le mal est fait. Au niveau international, les organisations trotskistes se rapprochent des réseaux islamistes, en tentant de trier le bon grain de l’ivraie et en soutenant les tenants d’un hypothétique “islam progressiste ».

Les trotskistes ne sont les seuls à franchir le Rubicon. Le Parti du Travail de Belgique de Ludo Martens s’inscrit dans l’héritage complexe du courant maoïste. Lorsque Mao Zedong meurt en 1976, ses partisans à l’étranger se divisent en trois branches : les maoïstes invariants continuent vaille que vaille à s’arrimer au Petit Livre Rouge et critiquent la « dégénérescence » de la Chine. Les partisans de l’Albanie d’Enver Hodja évoluent vers un pur stalinisme et poursuivent leur action. Les pro-chinois déplacent leur allégeance et se rapprochent de la Corée du Nord ou de Cuba.

Le Parti du Travail de Belgique appartient à la troisième catégorie. Ce mouvement viscéralement antisioniste a toujours noué de bonnes relations avec les Etats arabes « laïcs ». On a vu des représentants du PTB à Tripoli, Alger ou Bagdad. Il s’agit d’un mouvement staliniste, prônant l’action violente, et qui tente aujourd’hui de défendre un certain communisme orthodoxe, face à l’évolution « sociale démocrate » des anciens partis pro-soviétiques.

En septembre 2002, une manifestation de soutien aux Palestiniens se déroule à Anvers. Mille cinq cent jeunes Arabes se répandent dans les rues à l’appel d’un mouvement islamiste : la Ligue Arabo-Européenne, de Dyad Abou Jahjah. On remarque à ses côtés une dirigeante du Parti du Travail de Belgique, Zohra Othman. Quelques temps plus tard, Othman se rend à Bagdad à la tête d’une délégation du PTB, pour soutenir Saddam Hussein. En novembre 2002, la même Othman participe à une manifestation contre la guerre d’Irak, ourdie par la Ligue Arabo-Européenne, qui organise par ailleurs des « milices » pour protéger la communauté arabe des exactions racistes.

Il est important de signaler que la Ligue Arabo-Européenne prône un islam « social ». Elle défend le port du voile et la Chariah, mais se réclame de l’héritage d’un mouvement révolutionnaire noir américain d’inspiration maoïste : les Black Panthers.

La lune de miel entre les islamistes radicaux et les stalinistes belges se traduit en tout cas par la création en 2003 de la coalition Resist, qui évoque la coalition Respect de Londres. Fruit d’un accord entre le PTB et la LAE, Resist ne recueille toutefois que des scores insignifiants.

Mais qui contrôle la mystérieuse Ligue Arabo-Européenne, qui souhaite désormais s’implanter dans les pays limitrophes ? En mai 2004, la LAE organise des conférences publiques en Hollande. Elle invite à cette occasion un personnage clef : Qazi Hussein Ahmad. Ce Pakistanais est le guide spirituel d’un mouvement fondamentaliste : Jamaat e Islami. Il s’agit là d’une puissante organisation islamiste pakistanaise, qui contrôle l’un des principaux partis politiques du pays : Muttahida Majlis e Amal. Ce groupe contrôle actuellement cinquante trois sièges au parlement, soit 11,3 % des voix. La visite du guide spirituel est interdite par les autorités belges et hollandaises. Commentaire de Dyad Abou Jahjah, chef de la LAE : « Le gouvernement hollandais s’est incliné devant les pressions juives et indiennes. » Il est vrai que l’organisation pakistanaise apporte un soutien actif aux « djihadistes » du Cachemire, qui luttent contre le pouvoir indien.

A travers la Ligue Arabo-Européenne, les islamistes Pakistanais tentent apparemment de renforcer leur présence sur le sol européen. Ils peuvent désormais compter sur l’appui d’organisations révolutionnaires trans-nationales, particulièrement structurées.

En 2003, le terroriste Ilich Ramirez Sanchez, dit Carlos, publie un livre-manifeste au titre révélateur : L’Islam révolutionnaire((Ilich Ramirez Sanchez, Carlos, L’Islam révolutionnaire, Editions du Rocher, Monaco, 2003.)). Le militant marxiste-léniniste y affirme notamment : « L’Islam et le marxisme-léninisme sont les deux écoles dans lesquelles j’ai puisé le meilleur de mes analyses. » Pour l’ancien cadre du FPLP, les marxistes doivent aujourd’hui résolument appuyer les islamistes, parce que le retour à l’Islam trahit un rejet du modèle occidental. Carlos apporte en conclusion son soutien à Oussama Ben Laden et use à son propos d’un vocabulaire révolutionnaire : « Cheik Oussama, en raison de son immense charisme, est certainement un cas unique dans l’histoire récente. (…) C’est un internationaliste panislamiste. »

L’alliance entre militants révolutionnaires et islamistes radicaux va-t’elle perdurer? Les barbus bénéficieront-ils à terme des réseaux militants, à l’exemple lointain du FLN algérien ? On doit en tout cas aujourd’hui tenir compte des nouvelles convergences.

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