Les risques de la spirale

par | 5 juin 2011 | Extrêmes droites

Préface au livre Une Vie ordinaire, de Maxime Brunerie et Christian Rol, Editions Denoël, Paris, 2011.

La troublante et tragique histoire de Maxime Brunerie, je l’ai prise au départ comme une gifle en plein visage. J’ai vu d’un seul coup vaciller les certitudes trop commodes des spécialistes, qui prétendent ranger les êtres dans des cases et les faire entrer dans des schèmes préconçus.

Maxime Brunerie témoigne d’une absolue confusion. Confusion des idées, des sentiments, des genres et de l’époque. Confusion des extrêmes, qui s’entremêlent ici en la pure détestation d’un monde à l’agonie. Confusion d’un individu, qui ne sait comment vivre – il lui manque le fameux « mode d’emploi » des autres – et habille son mal être d’oripeaux néofascistes.

Tel est bien aujourd’hui l’enjeu de toute recherche sur les courants extrémistes. Elle doit puiser dans un champ de plus en plus large. Il s’agit d’emprunter non seulement à l’histoire, aux sciences politiques, à l’anthropologie, à la sociologie, mais encore à la psychologie.

On voit bien que les activistes obéissent en simultané à des mobiles multiples, et que les destins individuels sculptent les comportements.

Le parcours de Maxime Brunerie apparaît au départ comme un cas d’école. Un jeune militant d’extrême droite, évoluant dans une mouvance idéologique mal déterminée (nationaliste-révolutionnaire ? néo-nazie ? populiste de tendance megretiste ?), se livre à un acte de bravoure individuelle, consistant à ébaucher un attentat contre le président de la République, Jacques Chirac, lors du défilé du 14 juillet 2002.

Ce type de démonstration de force est relativement courant dans les milieux droitistes, où les militants sont parfois sommés de prouver leur courage et de donner des preuves d’abnégation. Dans un lointain groupuscule des années soixante-dix, National-Socialisme international (NSI), on demandait aux impétrants de se coucher en travers des rails pour se retirer in extremis, au passage d’un train.

L’extrême droite glorifie volontiers l’acte isolé. Par son sacrifice ou son intrépidité, le héros acquiert dans le groupe une dimension plus grande.

Maxime Brunerie ne saurait pourtant se conformer à la seule figure d’un Alain Escoffier, qui s’immolât par le feu devant l’Aeroflot, ou d’un Stéphane Zanetacci, qui mourut au Liban en combattant avec les Phalangistes.

Son parcours individuel, qu’il raconte avec une incroyable franchise, révèle des failles, une insécurité, un manque d’amour, une inaptitude à la vie. Au sein des groupes dans lesquels il milite, il suscite une certaine angoisse. Même les plus aguerris des militants pressentent chez lui comme un déséquilibre.

Il est perçu comme un cogneur, un « fou ». On dirait aux Etats-Unis qu’il habite la lunatic fringe, la frange lunatique. Il lui manque les garde-fous, les limites.

Il fonce, toujours plus loin, jusqu’à une forme de suicide.

Rien d’étonnant à une telle spirale. Le phénomène de la « spirale extrême » surgit régulièrement dans les marges politiques. Le cas le plus emblématique de surenchère est évidemment Jacques Doriot. Cofondateur en 1936 du Parti populaire français, qui prône au départ un communisme « national », débarrassé de la tutelle russe, il pousse toujours plus loin, jusqu’à un engagement aveugle aux côtés des nazis, qui le mène à l’autodestruction, dans les ruines du Reich, en 1945.

Pourquoi Jacques Doriot ne s’arrête-t-il pas en chemin ? Pourquoi mène-t-il ses camarades à l’abattoir ? Pour quelle raison le leader politique ne modère-t-il pas les plus excités de ses affidés ?

L’extrémisme se caractérise souvent par une surenchère. C’est à qui sera le plus extrême. Tout acte de modération est perçu comme un symptôme de faiblesse ou comme la trahison de principes intangibles.

L’engagement politique de Maxime Brunerie témoigne en apparence d’un absolu louvoiement idéologique, qui pourrait renforcer la thèse du pur déséquilibre.

On le voit plus ou moins démarrer dans la mouvance skinhead, puis rejoindre le Parti nationaliste français et européen, avant de s’agréger à Unité radicale. Il adhère enfin à une formation plus modéré : le Mouvement national républicain, de Bruno Megret.

Ce parcours recèle en fin de compte une cohérence interne.

Le phénomène skinhead joue dans l’histoire des mouvements nationalistes un rôle culturel peu remarqué. Il contribu notamment dans les années quatre-vingt au rajeunissement et à la prolétarisation des diverses organisations. La tribu sert en outre de ciment affinitaire.

Les skinheads d’extreme droite se réclament au départ du rock against communism (RAC), incarné par Skrewdriver (de Ian Stuart Donaldson), Combat 84, Condemned 84, The Last Resort, ou No Remorse.

Depuis les années quatre-vingt dix, on voit par ailleurs croître en France un « Rock identitaire français » (RIF). Le RIF se distingue du RAC par une plus grande diversité musicale, et par une plus grande maîtrise idéologique.

A l’image de la formation française Légion 88, les groupes RAC se réclament peu ou prou d’un néo-nazisme provocateur, quand les groupes RIF reprennent à leur compte les mots d’ordre de différentes organisations politiques, en incluant le Front national de la jeunesse.

Le RIF contribue à politiser les jeunes skins et à les doter d’une armature idéologique. Il participe d’un encadrement. Parmi les groupes rock les plus emblématiques de la scène identitaire : Fraktion, Ile de France, In Memoriam, Vae Victis, ou Terre de France.

Maxime Brunerie démarre comme un jeune skin influencé par le RAC et le RIF. Dans un tel contexte, il rallie très vite la principale organisation militante favorable aux thèses « nationalistes européennes ».

Fondé en avril 1987, le Parti nationaliste français et européen apparaît comme une petite formation activiste, composée de militants « historiques », tel Claude Cornilleau, et de jeunes skinheads, à l’image de Francis Allouchery. Sa devise est « France d’abord, blanche toujours ! ».

En janvier 1994, le PNFE fusionne avec les Faisceaux nationalistes européens de Marc Fredriksen. Ce processus témoigne de la rapide radicalisation du petit mouvement, qui épouse de plus en plus ouvertement des thèses « néo-nazies », au point de nouer des contacts avec les formations américaines qui défendent la cause hitlérienne.

Dans un tel contexte, le PNFE accueille un grand nombre d’éléments instables, ou de skins plus ou moins incontrôlables. Il se trouve mêlé à un grand nombre de faits divers: attentats, meurtres. A titre d’exemple , le principal inculpé en 1997 pour la profanation du cimetière juif de Carpentras en 1990 se révèle être un ancien membre du PNFE.

Maxime Brunerie semble à l’aise dans l’univers brutal et raciste de cette organisation.

Mais le PNFE périclite vers la fin des années quatre-vingt dix. Dès lors, plusieurs jeunes militants se tournent vers une structure accueillante : Unité Radicale.

Ce regroupement naît en 1998 de l’éclatement d’une petite organisation « nationaliste-révolutionnaire », Nouvelle Résistance, qui prône un « front uni anti-système » en envisageant de s’allier avec certains secteurs de l’écologie ou de l’extrême gauche.

Fondateur de Nouvelle Résistance, Christian Bouchet rend compte de son ambivalence : « (…) Nos thèmes, nos méthodes d’action, nos contacts, étaient mal ressentis dans la mouvance nationale – on nous accusait de « communisme » – et cela a entraîné progressivement un tarissement total de notre recrutement((Christian Bouchet, Les Nouveaux Nationalistes, éditions Deterna, Paris, 2001)). »

Prenant acte de l’impossibilité de faire exister par lui-même un mouvement nationaliste-révolutionnaire et « anticapitaliste », les dirigeants de Nouvelle Résistance décident en juin 1998, d’impulser une structure souple, influencée par le courant trotskiste anglais « Militant ». Il s’agit de privilégier une stratégie d’entrisme dans la « droite nationale ».

A la différence de Nouvelle Résistance, Unité Radicale se définit comme un réseau d’individus qui visent à renforcer leur pouvoir en investissant des fonctions. Il s’agit au sens propre d’un « groupuscule de leaders ».

Il agrège rapidement des militants venus de tous horizons : le Groupe Union défense (GUD), plusieurs sections de l’Oeuvre française, et les débris du Parti nationaliste français et européen.

C’est dans un tel contexte que Maxime Brunerie se rapproche d’Unité radicale. Il se trouve désormais pris en main idéologiquement. Unité Radicale bénéficie d’un soubassement, qui manquait au PNFE.

La plupart des membres d’UR rallient sans attendre le Front national, qui se voit traversé au même moment par la scission de Bruno Megret.

Que faire ? Après avoir tergiversé, la direction d’Unité Radicale décide de soutenir Megret contre Jean-Marie Le Pen.

Les « taupes » se trouvent ainsi impliquées dans le Mouvement national républicain, qui naît en 1999.

Maxime Brunerie se trouve mêlé au complexe processus. Skinhead activiste au sein d’Unité radicale, il est d’abord cantonné aux basses œuvres militantes. Mais l’organisation a besoin de se renforcer. A l’image des groupes trotskistes qui la fascinent tant, elle fonctionne comme une « école de cadres » et pousse Brunerie à troquer son blouson vert-de-gris pour un complet veston. Il adhère au Mouvement national républicain.

Mais se démons le rattrapent. Alors même qu’il devrait se « normaliser » et faire carrière, il dévie, et la spirale l’emporte…

Le 14 juillet 2002, en un geste désespéré qu’il narre avec superbe, il tente d’abattre le Président de la République.

Cet acte insensé précipite l’éclatement d’Unité radicale.

Au mois d’avril, Christian Bouchet s’est déjà éloigné pour créer en juin le Réseau radical.

Au sein de la direction, deux orientations s’affrontent au printemps 2002 : d’un côté, ceux qui condamnent la stratégie d’entrisme au MNR et souhaitent rejoindre le Front national de Jean-Marie Le Pen ; de l’autre, ceux qui veulent créer une organisation autonome.

La dissolution d’Unité radicale le 6 aout 2002 accélére la crise de l’organisation.

Certains rejoignent le Réseau radical de Christian Bouchet. D’autres adhèrent au Front national, où ils apportent leur soutien à Marine Le Pen. Les Toulousains créent un groupe indépendant, aligné sur des positions « nationales-communistes » : L’Organisation socialiste révolutionnaire européenne. Fabrice Robert, Philippe Vardon, Guillaume Luyt et quelques autres créent enfin le Bloc identitaire, qui développe des positions « post-nationalistes » et mène une stratégie de « front uni anti-système »…

Depuis sa cellule, Maxime Brunerie moque ces palinodies. Il est maintenant face à lui-même. Il interroge son passé, scrute les brumes de l’avenir, et se livre à un fascinant examen de conscience. Il arpente en prison un chemin escarpé, qui mène à une forme de repentance. Le militant intolérant, aveugle, suicidaire, laisse place à l’être humain… Et l’histoire s’en trouve éclairée.

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