Les anars au tournant du millénaire : que reste-t-il de nos amours ?

par | 16 février 2006 | Extrêmes gauches

Ce texte figure dans le programme du spectacle Demain La Belle, mis en scène par Jérome Savary à l’Opéra Comique en janvier 2006.

L’histoire récente de l’anarchisme tient d’avantage de la montagne russe que de la traversée du désert.

Mai 1968 est pour l’époque présente une date clef. Lorsque la fameuse révolte éclate et dynamite en quelques semaines le conservatisme gaulliste, les anarchistes ne jouent paradoxalement dans les événements qu’un rôle marginal. Que penser du vivace courant libertaire de la fin du XIXe siècle ? Depuis sa fondation en 1946, la Fédération anarchiste regroupe dans les plis du drapeau noir quelques centaines de militants. Moins de mille au total, et le nombre va décroissant. Ceux ci s’adonnent à un rituel routinier, ponctué par l’organisation de galas de variétés, destinés à renflouer le journal du mouvement, Le Monde Libertaire. Au nombre des plus fervents compagnons de route figurent en bonne place Georges Brassens et Léo Ferré.

Mais la maison anar parait vouée au coma prolongé. Elle devrait pourtant se réjouir. Le principal porte-parole étudiant de 1968, Daniel Cohn-Bendit, évolue dans les parages d’une revue libertaire et inventive : Noir et Rouge.

Pourtant, les militants « historiques » demeurent sceptiques et se détournent d’un mouvement qui devrait logiquement les concerner au premier chef. Dans son autobiographie, Léo Ferré témoigne de cette troublante indifférence. Le 10 mai 1968, Paris se couvre pour la première fois de barricades. L’émeute ne s’achèvera qu’au petit matin. Les anarchistes sont quant à eux frileusement réunis à la Mutualité pour un énième gala… avec Ferré. Plus tard, le poète va souper sur la Butte Montmartre dans un restaurant tenu par Monique Morelli en compagnie du principal leader anarchiste, Maurice Joyeux. Et le barde libertaire de conclure : « Vers une ou deux heures du matin, on a appris par la radio que ça commençait à bagarrer dans les rues. Moi, j’ai passé la nuit dans un hôtel près de la gare Saint-Lazare. Je devais partir le lendemain et je suis parti. J’étais au courant de peu de choses et je ne pouvais pas, ce jour là, comprendre la situation. »

L’erreur de jugement des vieux libertaires est d’autant plus frappante que de nombreux barricadiers de la rue Gay Lussac brandissent et arborent le drapeau noir de l’anarchie. On peine à diagnostiquer le mal: sénilité ou épuisement ?

Il est vrai que l’anarchisme souffre de son grand âge. Il se distingue par ailleurs des autres familles de l’extrême gauche par sa grande diversité.

Si le courant se définit dès l’origine au XIXe siècle comme rassemblant les ennemis de toute forme d’autorité, il se fractionne d’emblée en une multitude de sensibilités. Le spectre apparaît ainsi très large. Sous l’étiquette « anarchiste », on repère plusieurs familles aux traits marqués:

– les socialistes libertaires prétendent bâtir autour des communautés locales une société décentralisée ;
– les anarcho-syndicalistes veulent s’appuyer sur les syndicats, au détriment des partis et de leur hiérarchie ;
– les anarchistes communistes privilégient la lutte de classes et nouent le dialogue avec les marxistes ;
– les individualistes rejettent tout lien social et défendent l’individu-roi ;
– les naturistes rêvent de jeter les défroques aux orties ;
– les primitivistes refusent toute technologie et prétendent renouer avec l’état adamique ;
– les végétariens réclament une alimentation saine ;
– les pacifistes intégraux veulent transformer les armes en socs de charrue ;
– les partisans de l’action directe pratiquent le hold-up et l’attentat, sans vouloir effectuer de distinguo entre politique et « droit commun ».

L’étiquette « anar » recouvre in fine des pratiques différentes et même divergentes.

Depuis sa création, la Fédération Anarchiste s’est donnée pour mission de faire cohabiter ces familles que tout oppose, sauf l’essentiel : le rejet de l’ordre, de l’Etat et de toute autorité. Mais elle a vieilli et son influence s’est réduite comme une peau de chagrin.

Tandis qu’elle assiste à la révolte de 1968 en spectatrice inquiète, les jeunes générations s’apprêtent à dépoussiérer la maison libertaire. Contre toute attente, le vent nouveau souffle de l’art.

Tout commence en 1957, quand un groupe de jeunes créateurs, issus pour certains du Groupe Lettriste et pour d’autres de la mouvance Cobra, lancent un regroupement qui prétend poursuivre la révolution de l’art, telle qu’elle fut déclenchée par les dadaïstes. Ces révoltés d’un genre nouveau affirment cependant que l’art doit être dépassé dans la vie même.

Peut-on faire de sa propre existence une œuvre d’art ? C’est le pari de « l’Internationale situationniste ». Celle-ci énonce ses vérités. Une « situation » est un moment de vie réellement vécu. Etre situationniste, c’est rechercher l’instant de grâce. « Vivre sans temps mort et jouir sans entraves », écrivent sur les murs les adeptes du nouveau credo.

Mais le programme ne saurait se réaliser dans les conditions présentes, alors que la société organise et planifie la survie collective. Guy Debord, Raoul Vaneigem et leurs amis décident d’étudier, de décortiquer les rouages de la société. Marx et Bakounine avaient certainement raison en leur temps, mais ce temps est passé.

Le monde moderne cherche sa critique. Les situationnistes énoncent qu’il est régi par le « spectacle », qui n’est autre que le visage contemporain de l’idéologie. Sous le masque démocratique, ce sont encore les rapports de force qui prédominent.

Tout au long des années soixante, la théorie situationniste se répand à la façon des samizdat de l’ère soviétique. Les murs de Paris en témoignent, qui fleurissent en 1968 de graffitis lyriques et lourds de sens : « Ne travaillez jamais », « A bas la société spectaculaire marchande », « Il est interdit d’interdire », « Sous les pavés, la plage »… En tant que critique de la vie quotidienne, le mouvement de Mai doit énormément aux écrits situationnistes.

Au départ, les situs ne recueillent pourtant que les sarcasmes du milieu libertaire, tandis que Le Monde Libertaire multiplie les articles hostiles. Mais la contamination finit par se répandre, tandis que le courant libertaire vit une révolution culturelle rampante qui lui permet de se renouveler et de connaître une expansion sans précédent.

Jamais sans doute l’anarchisme n’a été plus vivace qu’aujourd’hui.

Principal syndicat anarchiste, la « Confédération Nationale du Travail » de l’impasse des Vignoles a dépassé le millier d’adhérents et pèse d’un poids grandissant dans les conflits sociaux.

Sur un plan strictement politique, la « Fédération Anarchiste » demeure la principale formation. Outre son hebdomadaire, elle anime une radio parisienne, Radio Libertaire, et possède une vaste librairie, largement ouverte aux textes situationnistes.

D’autres mouvements défendent des sensibilités spécifiques : « Alternative Libertaire » et « l’Organisation Communiste Libertaire » incarnent un certain anarchisme communisme, tandis que la « Coordination Anarchiste » évolue dans les eaux d’un socialisme libertaire proudhonien.

Mais c’est au plan culturel que l’anarchisme connaît un fascinant retour de flamme. En témoigne l’existence à Marseille sous la houlette de Richard Martin d’un théâtre libertaire, le Toursky.

Les artistes ont su réveiller la maison anarchiste. La révolution punk de 1977 s’inscrit, non seulement dans le sillage de Dada, mais encore dans l’héritage de l’anarchisme. Mieux encore, le principal promoteur du punk anglais, Malcolm McLaren, n’a jamais fait mystère de sa fascination pour les textes situationnistes.

Aujourd’hui même, les nombreux artistes qui se réclament de l’influence de Dada incarnent ce renouveau.

Les adeptes de l’acte individuel et de la lutte armée ont-ils pour autant disparu ? En décembre 2003, un scandale médiatique balaie la vieille Europe. D’inquiétants libertaires italiens viennent d’expédier à diverses personnalités de curieuses lettres piégées. Au nombre des leaders visés figurent Romano Prodi, qui préside alors la Commission Européenne, et Jean-Claude Trichet, dirigeant de la Banque Centrale Européenne. Dans un contexte international marqué par l’irruption constante du « terrorisme islamiste », une telle action ne peut manquer de susciter l’inquiétude. D’autant que les attentats virtuels se voient revendiqués par une « Fédération Anarchiste Informelle », totalement inconnue au bataillon. Les émules de François Ravachol, Jules Bonnot et Alexandre Jacob opèrent ils un come-back tardif et l’Occident doit il craindre un nouvel incendie? On évoque sur le champ un mystérieux courant « anarchiste-insurrectionaliste », qui se distinguerait par son recours à la violence individuelle.

Contre toute attente, le milieu libertaire ne semble guère épouser la cause des « anarchistes-insurrectionnalistes ». Les animateurs de la fameuse « Fédération Anarchiste Informelle » suscitent même une grande méfiance. S’agit-il de provocateurs infiltrés ? Comme l’observe Le Monde Libertaire, « l’histoire du mouvement anarchiste international est malheureusement riche en épisodes mettant en scène des montages policiers dont l’objectif est à la fois de criminaliser et de décrédibiliser notre action ».

Les anarchistes du XXIe siècle paraissent en tout cas fort hostiles aux nouveaux adeptes du hold-up et de la bombinette.

Il est vrai que les temps ont changé. Le retour de flamme passager des adeptes de l’action directe ne saurait masquer une tendance de fond. Les apôtres du terrorisme individuel et du passage à l’acte n’ont certes jamais tout à fait disparu, mais ils ne représentent plus aujourd’hui qu’une minorité infime, rejetée par la grande masse des libertaires.

Ceux-ci se tournent vers des horizons nouveaux. Doit-on encore employer le terme d’anarchiste ? Peu importe, au fond. Ce qui prime, c’est le rejet de toute autorité, l’envie d’inventer quelque chose d’inédit, le désir de rejeter une société spectaculaire qui semble aujourd’hui désireuse de s’autodétruire.

La révolution sociale ne pourra décidément se passer d’une révolution de la culture.

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