La montagne révolutionnaire et la souris populiste

par | 21 octobre 2007 | Extrêmes gauches

Ce texte est paru dans Le Meilleur des mondes, n°5, automne 2007.

Les fumées de Rostock

On ne doit jamais se fier aux apparences.
Les émeutes de Rostock, survenues en marge du sommet du G8 en juin 2007, évoquent un rideau de fumée. Le bilan des affrontements fait certes frémir : mille cinquante sept manifestants ont été interpellés. Dix sept mille huit cent policiers, appuyés par quarante trois hélicoptères, ont protégé les chefs d’Etat. À l’issue des heurts, quatre cent quarante trois fonctionnaires ont été blessés.
L’ampleur de la mobilisation ne saurait être niée. Mais les foules mobilisées, la kermesse rituelle, les prêches œcuméniques et les slogans psalmodiés en plusieurs langues ne peuvent dissimuler la sombre réalité.
La mouvance altermondialiste est aujourd’hui confrontée à une grave crise identitaire. Non seulement le mouvement peine encore à proposer des idées neuves, mais les magouilles groupusculaires semblent désormais l’emporter sur les débats.
Chacun garde en mémoire le pénible Forum social de Londres en octobre 2004, qui vit des femmes voilées, épaulées par un mouvement trotskiste britannique, s’en prendre avec violence à la conception française de la laïcité.
De même. le naufrage progressif de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’aide aux citoyens (ATTAC) ne traduit pas tant une divergence idéologique qu’une concurrence effrénée entre des éléments proches du Parti communiste, et d’autres liés à l’extrême gauche. Cette association fondée en 1998 prétendait à l’origine incarner dans le paysage politique un renouveau durable. Elle se trouve aujourd’hui confrontée à de vieux démons. et aux réflexes staliniens d’une direction qui tente apparemment de s’accrocher au pouvoir.
Où est la novation ?
Les luttes de tendance vont de pair avec la diminution de l’influence. On a assisté lors des élections présidentielles françaises de 2007 à un débat épique et interminable, visant à nommer un éventuel candidat unitaire à gauche de la gauche, incarnant les valeurs de l’altermonde. Au terme d’un marathon poussif, José Bové s’est trouvé plébiscité. Il n’a cependant recueilli au final qu’1,32 % des suffrages. Ce score traduit à tout le moins un désamour.
L’altermondialisme est loin de trouver en France une expression politique. Ses idées n’ont pas pénétré la population. Il est perçu comme un phénomène sympathique et folklorique, à mille années lumière des préoccupations quotidiennes.
Que retient on finalement du Contre-Sommet de Rostock ? Les trognes aveugles des autonomes masqués, les canons à eau, les coups de matraques et les vitrines brisées… Au niveau des idées, chacun reste sur sa faim.
Rostock confirme paradoxalement les craintes de l’hebdomadaire trotskiste Rouge , telles qu’il les formulait à l’issue du Forum social d’Athènes, en 2006 : « Il s’agit (…) de donner un deuxième souffle à un processus qui, en Europe, est paradoxalement confronté à un risque d’enlisement((Léonce Aguirre, « Forum social européen, Trouver un second souffle », Rouge, 4 mai 2006.)). » Enlisement momentané ou extinction définitive ?
Assiste-t-on à la lente désagrégation d’un courant qui semble aujourd’hui incapable de se régénérer ?
 

Vingt ans au compteur

Il importe à ce point d’établir un bilan succinct. On observe d’abord que le mouvement « anti-globalisation » a près de vingt ans d’âge. Ce n’est pas rien.
L’aventure démarre en 1988, lorsque des militants d’extrême gauche organisent à Berlin-Ouest un festival visant à contester une réunion du Fonds monétaire international.
Ce rassemblement initial, qui l’impulse ? Au départ de ce que nul ne nomme encore l’altermondialisme, on observe trois ensembles : des militants trotskistes, membres de la Quatrième Internationale (Secrétariat unifié) et de la Tendance socialiste internationale (TSI). Des communistes appartenant aux branches « rénovatrices » des différents PC. Des militants associatifs, dits « alternatifs », qui sont présents dans les mouvements sociaux et les Organisations non gouvernementales (ONG). Ceux-ci proviennent en majorité de l’extrême gauche. Mais ils l’ont quittée pour se consacrer aux « révolutions minuscules » et à l’action concrète. A ces trois catégories s’ajoute progressivement une jeune génération militante, qui n’a pas connu les affres groupusculaires et s’enthousiasme pour la synergie nouvelle.
La contestation des G7 rencontre un écho inespéré. Pour la première fois, un mouvement transnational parvient à s’établir et touche le grand public. On répond à la mondialisation libérale par une « mondialisation des luttes »…
Il faut dès lors planifier les assauts. En 1998, surgit notamment l’Action mondiale des peuples. Il s’agit au sens propre d’un « contre-gouvernement ». qui organise et coordonne les différentes actions. Les animateurs de l’Action mondiale des peuples n’ont pas été élus. Cette structure est le fruit d’un compromis organisationnel. incluant les diverses composantes originelles de l’altermondialisme. Elle se révèle d’une efficacité remarquable.
En 1999, les « alters » planifient notamment une spectaculaire « campagne internationale pour l’annulation de la dette du tiers monde ». En novembre et décembre, de violentes émeutes éclatent par ailleurs à Seattle. à l’occasion d’un sommet de l’Organisation mondiale du commerce.
Dès lors, chaque rencontre collective des dirigeants de ce monde se voit spectaculairement chahutée. Le peuple s’invite aux banquets. Il s’empare symboliquement de la parole.
En 2001, la ville brésilienne de Porto Alegre, dont le maire trotskiste appartient à la Quatrième Internationale, accueille par ailleurs le premier Forum social mondial. Les activistes de l’anti-globalisation s’étaient contentés jusqu’ici de critiquer les décisions des organismes internationaux. Ils entrent maintenant dans une phase de réflexion collective. La même année, la réunion du G8 à Gênes est l’occasion d’une immense manifestation. Trois cent mille personnes déferlent dans les rues. Bilan : un mort.
 

Les mirages du néo-communisme

L’altermondialisme devient un phénomène de masse. Assiste-t-on pour autant à la naissance d’un courant inédit, transcendant les tendances existantes, et doit-on évoquer une « révolution culturelle mondiale », comme le soulignent les penseurs et commentateurs de l’effervescence, Daniel Bensaïd, Toni Negri. Noam Chomsky, Christophe Aguiton, Philippe Corcuff, ou Sébastien Budgen ?
Pour répondre à cette question cruciale, il importe d’examiner succinctement les principales propositions élaborées au fil des ans dans les Forums sociaux.
La première idée-force est la taxation des mouvements de capitaux. Il s’agit, non seulement d’annuler la dette du tiers-monde, mais encore de rééquilibrer l’économie internationale en la socialisant. Cette posture conduit naturellement à promouvoir un « commerce équitable », réduisant les bénéfices des intermédiaires et des détaillants.
Les « anti-mondialisation » militent également pour une redistribution des terres aux paysans les plus pauvres.
Ils luttent enfin contre le réchauffement climatique et la mise en culture des Organismes génétiquement modifiés (OGM).
La régulation du marché mondial se place ainsi au cœur de la revendication altermondialiste. Il s’agit en fin de compte d’opérer une régulation par l’éthique. et non plus par l’Etat.
Daniel Bensaïd insiste pour sa part sur le caractère novateur du mouvement en cours. Mais il ne s’en tient pas à la seule dimension éthique. Ce qui est neuf, c’est pour lui « …certainement une culture de la pluralité et une dialectique inédite de l’individuel et du collectif((Daniel Bensaïd, « Le neuf et l’ancien », Critique communiste n°169-170, été-automne 2003.)) ».
La réflexion n’a rien d’anodin. Pourquoi le « socialisme réel » a-t-il achoppé au XXe siècle ? Sans doute et avant tout parce qu’il a nié l’Ego, parce que le bolchevisme a fait table rase de l’initiative individuelle et s’est dilapidé dans le Goulag.
L’altermondialisme peut-il contribuer à rénover en fin de compte une pensée communiste en quête de son propre dépassement ? Est-il l’avenir du communisme ?
Les militants qui s’investissent dans les Forums sociaux rêvent de forger un courant politique nouveau, sur les cendres des idéologies passées. Il s’agit de donner vie à ce qui pourrait éventuellement prendre la suite du communisme.
La réalité refuse pourtant de se conformer aux espérances. Raoul Vaneigem n’a pas tort, quand il décrit l’altermondialisme comme un « néo-capitalisme », appelant de ses vœux un marché régulé par une morale aux contours incertains((Raoul Vaneigem, Modestes Propositions aux grévistes pour en finir avec ceux qui nous empêchent de vivre en escroquant le bien public, Verticales-Le Seuil, 2004.)).
Bien loin de constituer une alternative crédible au communisme, la « révolution culturelle altermondialiste » n’a généré qu’un populisme nourri de bons sentiments. C’est là sans doute sa principale limite.
La montagne révolutionnaire aurait-elle accouché d’une souris réformiste ? L’avenir de l’altermondialisme parait en tout cas de plus en plus compromis.

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