La bibliothèque de Guy Debord

par | 24 mars 2006 | Guy Debord

Ce texte a été publié dans l’ouvrage collectif La Bibliothèque presque idéale d’Actuel, Editions La Martinière, Paris 2005.

Lorsque en 1966, une bande de potaches avinés s’empare de la section strasbourgeoise de l’UNEF, en profitant d’un instant d’égarement des étudiants, nul n’imagine qu’en Alsace, soudain, l’histoire va s’accélérer.

Il est vrai que les fêtards font appel à un groupe parfaitement inconnu. Sans attendre, l’Internationale situationniste (1957-1972) déboule dans la capitale alsacienne et ourdit un scandale mémorable, qui annonce et prépare Mai 68.

Usant et abusant des fonds de l’UNEF, Guy Debord et Mustapha Khayati publient notamment la brochure De La Misère en milieu étudiant, véritable réquisitoire contre les révoltes bidon, qui se clôt sur ces lignes prémonitoires, que l’on verra peintes sur tous les murs de France pendant près de dix ans : « Les révolutions seront des fêtes ou ne seront pas. (…) Le jeu est la rationalité ultime de cette fête. Vivre sans temps mort et jouir sans entraves sont les seules règles qu’il pourra reconnaître. »

Vivre sans temps mort, jouir sans entraves… C’est l’objectif avoué de Guy Debord, Raoul Vaneigem, René Riesel, Asger Jorn, Michèle Bernstein ou Alexander Trocchi, qui s’appliquent depuis 1957 à dépasser l’art dans la vie elle-même.

Un vaste programme. La vie doit-elle être considérée comme un « huitième art » ? Un an après Strasbourg, Guy Debord rédige un texte abscons en forme de manifeste : La Société du spectacle.

Il y braque les projecteurs sur les rouages de la société occidentale. Le « spectacle » n’est que le visage moderne de l’idéologie. On peut le décrire comme un dispositif de brouillage. Le masque démocratique et policé dissimule les rapports de force. Les dictatures d’antan ont été remplacées par la doucereuse domination des âmes.

Ne sommes-nous pas en fin de compte les acteurs involontaires d’une pièce que d’autres ont jadis écrite ? Pour révolutionner sa vie quotidienne et devenir un homme libre, il importe de se libérer des chaînes spectaculaires.

En 1968, les slogans lyriques des situs alimentent les discours des leaders étudiants. C’en est trop, pour la minuscule phalange d’artistes et de théoriciens. En 1972, au terme d’une lente et poussive agonie, l’Internationale situationniste se désagrège.

Mais Debord ne baisse pas les bras. Contre toute attente, il se lie au producteur et impresario de cinéma Gérard Lebovici. Avec son aide et ses deniers, il s’investit dans une maison d’édition nommé Champ Libre, que l’on désigne souvent comme « le Gallimard de la révolution ».

Editeur, mais pourquoi donc ? Il s’agit d’une part, d’inaugurer des pratiques en rupture avec la société spectaculaire, d’autre part de construire un dispositif de propagande et de divulgation visant à contrer l’idéologie dominante.

Le catalogue de Champ libre évoque un puzzle magnifique. On y côtoie Baltasar Gracian, Herman Melville, Karl von Clausewitz, Michel Bakounine, tout autant que Guy Debord. Il est vrai qu’à partir de la fin des années soixante-dix, le singulier théoricien se mue en un écrivain sombre et démesuré, qui s’adonne désormais à une lente et implacable méditation.

Plusieurs livres témoignent de cette pente heureuse : In Girum imus nocte et consumimur igni, Commentaires sur la société du spectacle, ou encore Panégyrique, tome premier, qui contient ces lignes : « Toute ma vie, je n’ai vu que des temps troublés, d’extrêmes déchirements dans la société, et d’immenses destructions ; j’ai pris part à ces troubles. » Debord, ou l’ennemi juré d’un siècle déjà mort.

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