Guy Debord ou le déclin du jour

par | 24 septembre 2006 | Guy Debord

Ce texte à été communiqué le 23 septembre 2006 lors d’un colloque sur Guy Debord, organisé par l’Université Paris IV.

Il y a quelques années, j’eus l’occasion d’écrire une biographie de Guy Debord. La tâche était ardue. Je dus notamment dénicher ses amis, sa famille, ses compagnons, ses compagnes, et les convaincre après force palabres, de témoigner enfin.
Lorsque je rencontrai pour la première fois Alice Debord à son domicile en 1998, elle me fit d’emblée une remarque frappante. Il lui paraissait fort imprudent de se lancer dans une entreprise biographique, alors que la correspondance de Guy Debord n’avait pas encore commencé de paraître.
J’étais inconscient. J’avais en outre pu accéder à de nombreuses lettres, qui m’avaient été confiées. Cet ensemble est disponible, en libre consultation, à l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam, dans le cadre d’un fonds que j’ai créé par la suite. J’ai poursuivi ma route.

La parole d’Alice Debord aurait pu cependant me troubler. Voici que sortent à intervalles réguliers chez Fayard depuis 1999 d’épais volumes qui dévoilent des pans méconnus de la personnalité de Guy Debord.
Il faut d’abord évoquer la quantité. À l’évidence, la correspondance pèse d’un poids plus lourd que le reste de l’œuvre dans la mesure où elle se révèle plus abondante. Comment la traiter, cette masse de lettres, qui semble contrebalancer une œuvre économe, mince et allant à l’essentiel ?

On observe avant tout que la correspondance est en cours de publication. En d’autres termes, nous sommes assis dans cette salle, pour commenter l’œuvre de Guy Debord, alors même que nous ne la connaissons pas complètement, dans la mesure où elle n’est pas encore pleinement révélée.

Debord est furieusement à la mode. Mais nombre de commentateurs s’en tiennent à une vision étroite. Soit on ne l’a pas lu et on l’invoque comme un totem commode, soit on l’a lu, mais incorrectement. Dans tous les cas, on assiste à un phénomène de réduction, quasiment culinaire.

Je me souviens d’une animatrice culturelle de Caen, qui prétendait organiser un banquet littéraire pour soupeser l’impact de Guy Debord sur le mouvement altermondialiste. Je lui ai fait remarquer que cet impact était nul, et que je ne voyais pas en quoi un tel dîner se justifiait.

Il est courant aujourd’hui de faire de Guy Debord un précurseur des forums sociaux, alors que Raoul Vaneigem explique lui-même de manière judicieuse que le courant altermondialiste appelle de ses vœux un « néo capitalisme », régulé par l’éthique et le commerce équitable. On est fort éloigné ici de la radicalité situationniste.

Guy Debord a certes toujours affirmé son opposition à ce monde. et la démarche se place sous l’horizon lointain du communisme, de l’abolition du salariat. Mais lorsque de jeunes manifestants anti-CPE se réclament de la théorie situationniste pour justifier leur engagement en faveur d’un emploi durable, ils annexent Guy Debord, en privilégiant un seul aspect au détriment des autres.

L’œuvre de Debord est complexe, elle s’entend à plusieurs niveaux. On doit l’estimer d’un point de vue poétique, littéraire, philosophique, autant que politique… S’en tenir à la seule lecture de La Société du spectacle, et faire de Debord un sociologue de la modernité, telle est actuellement la tendance dominante.

La publication de la correspondance joue en conséquence un rôle essentiel. À contre courant de la doxa, elle accrédite l’image d’un créateur hors normes, dont l’œuvre ne saurait se réduire à la seule exégèse politique.
D’emblée, un bémol s’impose. La correspondance éditée chez Fayard peut elle être complète ? On sait que manquent d’ores et déjà les lettres adressées à Michèle Bernstein, Jacqueline de Jong ou Michèle Mochot-Brehat.
Michèle Bernstein refuse de communiquer publiquement son importante correspondance avec Debord.

Quant-à Jacqueline de Jong, elle est détentrice de lettres que personne n’a réclamées. Idem pour Michèle Mochot-Brehat.
Manquent également les très nombreuses cartes postales adressées par Debord à ses amis. Les pièces sont généralement assorties de collages inédits.

On peut questionner par ailleurs les choix éditoriaux d’Alice Debord. Elle a écarté les lettres figurant dans le fonds Daniel Guérin, disponible à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine. Ces lettres commentent le scandale de Strasbourg, en 1966 et 1967. L’omission parait d’autant plus étrange que les lettres sont en libre consultation. Il suffit pour les lire de prendre le RER.

J’ai par ailleurs transmis à Alice Debord une lettre à Pablo Picasso, dont Jérôme Duwa m’avait indiqué l’existence. Elle en a accusé réception, mais n’a pas jugé bon d’inclure le document dans le recueil Le Marquis de Sade a des yeux de filles, alors que la lettre se situe exactement dans la période incriminée et qu’elle est co-signée par Guy Debord et Hervé Falcou.

Tout ceci pose la question du tri. La correspondance sera-t-elle intégrale, ou choisie ? Les volumes ultérieurs permettront de répondre à cette question.
Qu’en est-il maintenant de cette pile de lettres, et en quoi pourrait elle modifier notre regard sur Guy Debord ?
On doit interroger cette présence, massive et impérieuse. Où la situer, dans l’œuvre ?

Doit on séparer Debord de son œuvre, juger que la correspondance relève du dévoilement biographique, qu’il s’agit de documents, et que les livres. les textes de Guy Debord doivent être lus indépendamment, sans tenir compte de cet amas ? La masse des lettres. des télégrammes et des cartes postales, se verrait dénier toute dimension littéraire. Il faudrait la juger de la même façon qu’on regarde la correspondance de Picasso. Elle livrerait des informations, mais n’appartiendrait pas à l’œuvre. Elle relèverait des archives.
Cette position ne semble pas soutenable.

Il semble au contraire que ce soit la vie même de Debord. qui constitue l’oeuvre. Ouvrons les livres. L’auteur ne cesse d’y paraître en tant que tel. Il écrit à la première personne. Philippe Sollers voit dans sa démarche une « percée du sujet » : « Chaque page, chaque proposition suggère des récits que l’on est conduit à imaginer. Tout cela renvoie (…) à la percée du sujet, cette percée existentielle, absolument réfractaire et rebelle à toute « ensemblisation ».Voilà ce qu’est le point de vue révolutionnaire. Votre vie l’est, ou ne l’est pas. L’art de vivre, au sens le plus haut du terme. Une guerre, dans des conditions données… ». La percée du sujet est l’un des traits les plus fascinants de l’œuvre de Debord. Il apparaît lui même, explicite son propre parcours, se livre, se dévoile et parfois se dissimule.

Sa méditation philosophique, politique, et poétique consiste en une monstration de l’individu.

La vie de Debord. sa vraie vie, son parcours, ses révoltes intimes, son rejet du siècle et son suicide final, se placent au cœur de son œuvre.

Qu’est-ce que l’Internationale situationniste, sinon un groupe de théoriciens, qui prétendit fonder des situations ? Qu’est-ce qu’une situation, sinon un instant de vie réellement vécu ? La révolution de la vie quotidienne se trouve au centre du projet situationniste. La vie de Guy Debord s’inscrit dans son œuvre littéraire. Dans ce cas, la correspondance entre de plein pied dans l’édifice littéraire, dont elle devient même éventuellement la clef de voûte.
L’ensemble est foisonnant, désordonné, à l’image de la vie. Debord y apparaît tantôt comme un ange, un éclaireur, tantôt comme un démon, un destructeur. C’est un homme. au fond. A quoi bon s’attarder sur la beauté, la laideur, les étincelles, les ragots, les coups bas, l’amour et le mépris ?

Dans In Girum Imus Nocte et Consumimur igni, Guy Debord évoque le poids de la vie : « Quant à moi, je n’ai jamais rien regretté de ce que j’ai fait, et j’avoue que je suis encore complètement incapable d’imaginer ce que j’aurais pu faire, étant ce que je suis » Vers la fin de Guy Debord, La Révolution au service de la poésie, Vincent Kaufmann conclut : « La vie et l’œuvre de Guy Debord sont décidément une même chose ».

Que reste-t-il d’une vie, et quel bilan allons nous dresser, quand le destin de Guy Debord paraîtra, dans sa complexité ?
Ou encore : qu’adviendra-t-il de Debord, lorsque la correspondance sera entièrement publiée ?

La litanie des interrogations nous amène à une question aussi insidieuse qu’architectonique : le mythe se fracassera-t’il sur le mur de la réalité ?
Tout ceci rappelle une phrase d’Aristote, extraite du Livre VII de la Métaphysique : « De même que les yeux des oiseaux de nuit clignotent devant l’éclat de la lumière du jour, ainsi le regard des mortels est ébloui devant ce qui est le plus manifeste. »

La vie même de Guy Debord est une collision de la poésie et du réel. Sans cesse, Debord mesure l’abîme qui le sépare d’un monde obstinément baigné par les eaux glacées du calcul égoïste. Dès l’origine, ses textes sont marqués par le désenchantement . Il n’est pour s’en convaincre, que d’écouter la voix off des Hurlements en faveur de Sade : « Nous vivons en enfants perdus nos aventures incomplètes. »
Le désenchantement irrigue toute son œuvre, au point de lui conférer une saveur unique. Ce désenchantement culmine dans les derniers ouvrages. On songe à Martin Heidegger, qui définit l’histoire comme un éternel déclin. Jean Beaufret insiste sur cet aspect : « Heidegger, s’il n’est pas optimiste, n’est pas non plus pessimiste (…). Mais enfin le déclin du jour n’en demeure pas moins une diminution du jour et de sa lumière ».

Dans une lettre inédite adressée à Ricardo Paseyro le 12 mars 1993, Guy Debord exprime un sentiment, qui s’est maintenu tout au long de sa vie comme un sol invictus, un soleil invaincu : « Et je ne dirai certes pas improbable que tout finisse par quelque abominable « meilleur des mondes ». Mais enfin, nous sommes embarqués. N’était-il pas dans notre essence d’être imprudents ? »
Sonne encore dans nos oreilles cette confidence à Giorgio Agamben : « Je ne suis pas un philosophe, je suis un stratège ».
Ce qui reste de Guy Debord, ces volumes qui paraissent. il a désiré qu’il en soit ainsi.

Lors d’une conversation privée avec Ricardo Paseyro dans sa maison de Champot en octobre 1994, Debord s’explique : « Nous avons fait le tri, brûlé une masse de papiers inutiles et gardé ici à la disposition de mes lecteurs tout ce qui importe ».
La divulgation de la correspondance ne saurait être perçue comme un accident de parcours, ou comme le dévoilement intempestif d’une vie privée qu’il importerait de relativiser, mais comme l’indice d’un plan soigneusement élaboré.
Voici l’heure du soleil déclinant. Ce que Guy Debord nous offre, c’est le cadeau empoisonné de la vie. Les rêves, trucidés par le quotidien.
La correspondance n’est autre qu’une phénoménologie du désenchantement.

Dans une lettre inédite, adressée à Daniel Joubert et André Bertrand le 22 janvier 1967, Guy Debord conclut : « En général, toutes les lettres échangées dans l’IS (…) n’ont rien de secret, sauf dans des cas très précis où elles portent la mention ‘à détruire’. (…) Et alors, elles sont détruites. »

La correspondance de Guy Debord n’a pas été détruite.

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