Guy Debord, les situationnistes et l’extrême droite : récupération à tous les étages

par | 2 septembre 2006 | Guy Debord

Ce texte a été publié dans le premier numéro de la revue Archives et documents situationnistes, Denoël, automne 2001.

Quelques mois après le suicide de Guy Debord, survenu en novembre 1994, la revue Éléments pour la civilisation européenne rend à l’écrivain un bruyant hommage, sous la plume de Charles Champetier : « Debord est mort… Vive Debord! », clame en titre le porte-voix du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE). S’ensuit un panégyrique appuyé de l’auteur de Mémoires : « Mais telle fut sans doute la grandeur de l’IS : rassembler quelques esprits forts et indépendants, dont le destin individuel était assurément plus riche d’enseignements que leurs dérisoires assauts collectifs contre l’ordre bourgeois. Ainsi doit se comprendre l’évolution de Guy Debord après 1968, toujours plus enfermé dans une solitude austère, acérant son style. Son propos gagna en pertinence, ce que Mai 68 avait dissipé en violence, et la distance prise à l’égard du monde n’en rendit que plus implacable sa critique((Charles Champetier, « Debord est mort… Vive Debord ! », Éléments n°82, mars-avril 1995.)). »
L’apologue de Charles Champetier ne saurait être pris à la légère. Il intervient historiquement comme le point d’orgue d’un mouvement d’engouement, qui naît à la fin des années soixante pour se déployer à l’orée des années quatre-vingt-dix. Aujourd’hui même, le soufflet ne semble pas devoir retomber.
Guy Debord demeure l’objet d’une passion vive, tenace et discutable. On ne peut que s’étonner d’un tel enthousiasme. Le cofondateur de l’Internationale situationniste mérite-t-il un tel traitement post mortem ? Par quel sortilège est-il devenu malgré lui une figure emblématique de l’extrême droite en général, et de la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist en particulier, à l’instar d’Ernst Niekish, d’Ernst Junger, de Julius Evola ou de Carl Schmitt, pour citer quelques figures étudiées par le GRECE ? Qu’est-ce qui justifie un tel intérêt tardif ?
On sait que les situationnistes n’ont certes jamais manifesté le moindre penchant pour les thèses néofascistes. Guy Debord s’est lui-même toujours situé aux antipodes du « souci identitaire », de l’inégalitarisme, du négationnisme, du nationalisme, de l’antisémitisme, des régimes forts…
Une certaine extrême droite lui voue pourtant une manière de culte, qu’il importe ici de questionner, dans la mesure où il s’apparente de facto à une récupération. Encore ce « culte brun » appelle-t’il la nuance. Pourquoi et comment certains aspects de la pensée situationniste ont-ils pu fasciner les tenants de l’ordre nouveau ?
 

L’obsession du complot

On s’aperçoit d’emblée que l’extrême droite française ignore totalement l’existence de l’Internationale situationniste jusqu’à la date assez tardive de décembre 1966. Encore cette découverte s’inscrit-elle dans le sillage médiatique du scandale de Strasbourg. Les néo-fascistes n’ont guère de mérite. Ils lisent simplement les quotidiens.
Le 14 mai 1966, une poignée de sympathisants situationnistes s’empare du bureau de l’UNEF à Strasbourg. C’est le début d’une série d’actions ludiques, qui culmine le 22 novembre, lorsque est diffusée massivement une brochure rédigée par Mustapha Khayati : De la Misère en Milieu étudiant((De la Misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier, supplément à 21-27 Étudiants de France n°16, 1966.)).
L’affaire de Strasbourg propulse les situationnistes sur le devant de la scène. C’est dans ce contexte explosif et médiatique que l’hebdomadaire Minute lâche sa première bombe : « Sur le plan constructif, si l’on ose employer ce terme, nos « situationnistes » proposent de « dissoudre la société présente et d’accéder au règne de la liberté » ; leur devise est de « vivre sans temps mort et de jouir sans entraves ». À en croire les mauvaises langues, ce dernier point au programme serait déjà en cours de réalisation au siège de l’A.G. où la sexualité de groupe s’épanouirait effectivement « sans entraves((Cité dans « Jugements choisis avancés récemment à propose de l’IS », Internationale situationniste n°11, octobre 1967.)) ». Nous voici d’emblée projetés en pleine polémique. Minute identifie spontanément les situationnistes à des adversaires un tantinet folkloriques. Ce sont des « chahuteurs », des « fauteurs de trouble » : « L’ordre ne règne plus à Strasbourg. N’empêche ! Que des années de militantisme progressiste aboutissent à livrer le syndicalisme étudiant à une pareille équipe de zigotos, en dit long sur le fiasco de l’UNEF. » Les membres de l’IS sont décrits comme des « zigotos », des « partouzards » sans crédibilité. A travers eux, c’est manifestement le syndicalisme « de gauche », que Minute tente de pourfendre.
En mai 1967, l’hebdomadaire poursuit sa campagne antisituationniste, mais développe un nouvel argumentaire, marqué du sceau de la conspiration. Évoquant les nombreuses actions entreprises en Europe contre les troupes de l’OTAN, il laisse entendre que l’Internationale situationniste pourrait n’être que l’instrument d’un complot pro-soviétique : « Il s’agit là d’un réseau international où se retrouvent les anciens du réseau Jeanson en France, des provos de De Vries en Hollande, des membres de l’Internationale situationniste, particulièrement bien organisés à Copenhague((Idem.)). » Par delà leur apparence de « zigotos », les situationnistes s’intégreraient en réalité à une conspiration, visant à déstabiliser l’Occident. Ils seraient les créatures des services secrets de l’Est. Derrière les « zozos » se dissimuleraient de redoutables agents d’influence aux ordres de Moscou. Méfiez vous des clowns…
Les événements de Mai 1968 ne font que renforcer cette thèse, dont le principal artisan est alors un dirigeant du Mouvement Occident : François Duprat. En juin 1968, le futur grand organisateur du Front national publie au Nouvelles Éditions latines un virulent pamphlet antigauchiste : Les Journées de Mai 68, Les Dessous d’une révolution((François Duprat, Les Journées de Mai 68, Les Dessous d’une révolution, introduction et postface de Maurice Bardèche, Nouvelles Éditions Latines, Paris, juin 1968.)). L’argumentaire en est limpide : les mouvements d’extreme-gauche ne sont que les instruments de puissances étrangères. Suivez mon regard… Définissant brièvement l’Internationale situationniste comme la « nouvelle formulation d’un anarcho-communisme », François Duprat échafaude un scénario particulièrement audacieux. L’IS passe faussement pour un groupe inoffensif. Mais c’est elle et nulle autre, qui fut à la base des troubles de la faculté de Nanterre. Rien d’étonnant à cela, puisqu’elle est directement reliée à un service de renseignement étranger : « L’Internationale situationniste (siège à Copenhague) avait mené en 1965 une violente campagne contre la présence de troupes de la Bundeswehr sur le territoire danois. Les services de sécurité de l’OTAN y avaient vu la main de la HVA (service de sécurité et d’espionnage est-allemand) toujours active au Danemark((Idem.)). » Duprat fait ici allusion aux événements de Randers, survenus en mars 1965. La section danoise de l’IS est alors représentée par un plasticien : J.V. Martin. Celui-ci réside dans la petite ville de Randers. Dans le cadre de manoeuvres décrétées par l’OTAN, une colonne de blindés allemands doit traverser la bourgade. C’est la première fois que l’armée allemande entre au Danemark depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Martin monte alors un comité pour lutter contre l’intrusion. Le 18 mars, sa maison fait l’objet d’un mystérieux attentat. Une provocation ? Il semblerait que le comité anti-OTAN de Martin ait beaucoup effrayé certains éléments atlantistes. Précisons que le siège de l’IS ne se trouve pas à Copenhague, comme l’affirme François Duprat, mais dans un café situé au 35 rue de la Montagne Sainte-Geneviève, Paris Vè.
Les Situationnistes sont-ils véritablement des agents secrets est-allemands, travaillant pour la mystérieuse HVA ? Elle court, la rumeur… et se propage à l’extrême droite.
Décidément prolixe, François Duprat publie un nouvel ouvrage en octobre 1968 : L’Internationale étudiante révolutionnaire((François Duprat, L’Internationale étudiante révolutionnaire, Nouvelles Éditions Latines, Paris, octobre 1968.)). Il affirme que « le célèbre Mouvement du 22 Mars est né de la jonction entre un groupe de quelques étudiants situationnistes et un anarchiste allemand que Mai 1968 allait rendre célèbre, Cohn-Bendit, étudiant en sociologie à Nanterre ». Quand les « situs » paraissent, les Allemands ne sont décidément pas loin ! Le militant néofasciste se lance au passage dans une nouvelle définition du « situationnisme », qui trahit encore et toujours sa méconnaissance : « Le situationnisme est une nouvelle façon d’interpréter Marx, en détachant les thèmes de celui-ci de leur contexte économique. La mission révolutionnaire y est ainsi transférée du monde ouvrier, plus ou moins embourgeoisé, à la jeunesse((Idem.)). »
Historien de l’extrême droite, François Duprat mourra dans un attentat en 1978. Il démontre ici sa totale incompréhension du phénomène situationniste.
La thématique du complot sera pourtant reprise en maintes occasions et deviendra un des leitmotivs de l’extrême droite. Un numéro spécial de la revue Défense de l’Occident, sorti en juin 1968, insiste encore sur les liens supposés entre les situationnistes et les agents de la « République démocratique allemande((« La Comédie de la révolution, Mai 1968 », numéro spécial de Défense de l’Occident, juin 1968.)) ».
 

Les prémisses de la fascination

Un petit journal royaliste se distingue alors par une étonnante bienveillance.
Organe des étudiants de la Restauration nationale, le mensuel AF-Universités ne découvre la brochure de Strasbourg qu’en octobre 1968. Une « divine surprise »… Bien loin de la conspuer, il l’approuve au contraire sans réserves : « (…) Cette contestation radicale pourrait être souvent la nôtre, si elle ne s’envolait pas dans une phraséologie désastreuse. (…) Bravo, Messieurs, mais alors venez chez nous combattre la démocratie, au lieu de vouloir la réaliser sous ce que vous croyez être une autre forme ! De l’audace((Cité dans « Jugements choisis concernant l’IS et classés selon leur motivation dominante » : « la démence », Internationale situationniste n°12, septembre 1969.)) ! »
Pourquoi les étudiants maurrassiens rompent-ils subitement avec le regard « conspirationniste » initié par François Duprat ? Pour décrypter ce revirement, il importe de prendre en compte la profonde hétérogénéité de l’ultra-droite, qui se divise et se subdivise en de multiples familles.
Si François Duprat et le mouvement Occident s’intègrent à un courant que l’on pourrait qualifier de « nationaliste classique », les jeunes de la Restauration nationale (ex-Action française) constituent dans le royalisme « orléaniste » une sensibilité « moderniste », qui questionne la référence à Maurras, et se sent de plus en plus proche de certains courants anti-autoritaires issus des barricades.
Un slogan fleurit en 1969 sur les murs de Paris : « Monarchie = anarchie plus un ». On peut éventuellement sourire de cette vision « libertaire » de la royauté, mais elle correspond à l’évolution d’une sensibilité qui s’organise déjà au sein de la Restauration nationale et va donner naissance au printemps 1971 à une organisation inclassable : la Nouvelle Action Française.
La NAF opère bientôt une rupture radicale avec l’extrême droite. Elle révise le bagage de l’Action française et s’intéresse bientôt à des personnalités aussi diverses que Maurice Clavel ou Pierre Boutang.
Les royalistes de la NAF ne peuvent manquer d’observer avec bienveillance les situationnistes. Ceux-ci incarnent à leurs yeux une pensée en rupture avec le marxisme, qui s’apparente au « retour de Dionysos » et à l’appel ancestral des fêtes de la Saint-Jean((La NAF et le gauchisme, IPN Diffusion, Paris, juillet 1972.)).
À l’orée des années soixante-dix, la Nouvelle Action française demeure toutefois très isolée. Et les situationnistes continuent de se voir conspuer par une extrême droite « classique », résolument hostile.
Consacrant un dossier à l’extrême gauche en 1971, le bulletin Ordre Nouveau Informations, publié par le mouvement éponyme, évacue l’IS dès la première ligne avec un mépris certain : « Considérons comme politiquement négligeables les anarchistes et autres situationnistes((« Les Gauchistes et Ordre Nouveau », Ordre Nouveau Informations n°8-9, mars-avril 1971.)) ». Denrées négligeables, « zozos partouzards », ou agents de l’Est ? Le lot des situs n’est décidément guère enviable.
L’IS interrompt ses activités en 1972. Guy Debord va dès lors s’investir progressivement dans les Éditions Champ Libre, créées dès 1969 par Gérard Lebovici. Mais le regard de l’extrême droite ne varie pas : les situationnistes restent à la fois folkloriques et subversifs.
Un curieux grand écart.
 

La conversion du regard

Gérard Lebovici meurt assassiné le lundi 5 mars 1984.
Aussitôt, l’extrême droite ressuscite les vieux démons. Le journal Présent, fondé en 1984 par des nationalistes catholiques proches du Front National, frappe avec une grande violence. Évoquant les activités d’éditeur de l’imprésario disparu, Jean Cochet trace le terrifiant portrait d’une sorte de chef d’orchestre du terrorisme mondial. Champ Libre n’est à ses yeux qu’une officine servant de soutien logistique aux poseurs de bombes : « À travers ce centre de propagande gauchiste, les contacts de Lebovici s’étendaient à tout le terrorisme international. Il entretenait des relations en Allemagne avec la bande à Baader, mais aussi en Italie avec les Brigades rouges. D’une façon générale, tous les dynamiteurs de la société bourgeoise, de la civilisation chrétienne et occidentale, fascinaient cet israélite((Cité dans Gérard Lebovici, Tout sur le Personnage, Éditions Gérard Lebovici, Paris, novembre 1984.)). » On notera au passage la lourdeur de l’allusion aux origines juives de Lebovici. Quant au défunt groupe situationniste, il est décrit comme « le plus nihiliste, le plus destructeur des mouvements anarcho-surréalistes, probablement le promoteur principal de la subversion soixante-huitarde ».
Quelques jours plus tard, Serge de Beketch lance dans Minute une attaque encore plus incendiaire, qui confine à la métaphysique : « Lebovici, c’est Alexandre Psar, personnage de Volkoff où l’on voit un éditeur manipulé par le KGB publier inlassablement des livres blancs qui sont autant de mines contre la société occidentale et entretenir à grand frais une camarilla de petits « écrivains », de minables « journaleux » qui sont sa « caisse de résonance » et qui, pour une assiette de soupe, truffent leurs livres et leurs articles de poison idéologique((Idem.)). »
Pour Serge de Beketch, il n’y a ni mystère Debord, ni énigme Lebovici. L’un et l’autre ne sont finalement que des agents soviétiques, et sans doute aussi des suppôts de Satan ! Cette affirmation rappelle en partie les théories de feu François Duprat.
Il est intéressant de noter que Serge de Beketch provient de la même sensibilité que Jean Cochet : proche du Front national et de Jean-Marie Le Pen, il se réclame d’un nationalisme strictement catholique.
Tout le monde à l’extrême droite ne partage pas ce credo. Le courant « nationaliste révolutionnaire » se démarque du nationalisme classique et du nationalisme catholique par son caractère résolument laïc.
Les « NR » se réclament volontiers d’un certain fascisme social et se définissent comme « socialistes », voire « nationaux-communistes ». Dans les années quatre-vingt, le militantisme NR se distingue aussi par un certain dandysme, et se montre fasciné par le rock « new wave », tout autant que par les écrits des situationnistes.
Le numéro 3 du fanzine Rebelle s’ouvre ainsi sur des soldats affublés de masques à gaz, avec ce titre : « Vive la guerre ». A l’intérieur, un article intitulé « Les situationnistes sont de retour » contient pour la première fois l’éloge Guy Debord et de ses camarades : « Bien que se référant à la lutte des classes, les situationnistes ont élaboré une doctrine politique dépassant largement le marxisme, qui selon eux recèle en son sein le phénomène bureaucratique((« Les Situationnistes sont de retour », Rebelle n°3, 1985.)). »
À bien des égards, les louanges du journal strasbourgeois rappellent ceux que les jeunes royalistes prodiguaient dès la fin des années soixante : le grand mérite des situationnistes consiste à « dépasser le marxisme » ; ce dépassement les rend fréquentables.
 

L’engagement de la Nouvelle Droite

Si la mouvance NR demeure constituée de petits noyaux activistes qui s’apprêtent pour la plupart en 1985 à fusionner provisoirement au sein du mouvement Troisième Voie, de Jean-Gilles Malliarakis, le Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE), apparaît depuis sa fondation en 1968 comme un « think-tank » de droite, qui se distingue, entre autres, par ses références au paganisme, par la mise en avant de thèmes ethno-différentialistes et par la récupération systématique de textes et d’auteurs issus de la gauche.
Dominé par la forte personnalité d’Alain de Benoist, la « Nouvelle Droite » lorgne sur Guy Debord à partir de 1988. La sélection mensuelle du Livre-Club du Labyrinthe recense ainsi en septembre les Commentaires sur la société du spectacle((Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Éditions Gérard Lebovici, Paris, octobre 1988.)), et y voit « une série de réflexions originales, puissantes et qu’on ne se lasse pas de relire((Lettre n° 39, septembre 1988.)) ».
Dans le numéro 64 de la revue Éléments, Alain de Benoist clame son intérêt pour les situationnistes : « Jamais comme aujourd’hui, nous n’avons vécu dans ce ‘comble de la fausse conscience’ que dénonçaient les situationnistes dès avant 1968. L’opinion commune veut que les manifestants de mai aient été trop révolutionnaires. J’aurais plutôt le sentiment qu’ils ne l’ont pas été assez((Alain de Benoist, « Mai 68, c’est bien fini ! », Éléments n°64, Noël 1988.)) ! »
La « conversion » d’Alain de Benoist marque un changement de cap, dans la mesure ou elle délimite un nouveau regard. Contrairement aux jeunes royalistes « modernistes », l’auteur de Vu de droite ne semble pas privilégier un éventuel « dépassement situationniste du marxisme ».
Il met plutôt l’accent sur la théorie du spectacle. Dédaignant le message de l’IS, qui provient en partie de l’héritage des gauches communistes, il annexe la critique de la société spectaculaire-marchande et l’intègre au corpus « droitiste ».
Il est intéressant de noter que cet engouement inédit va de pair avec la publication durant l’été 1988 du numéro 1 de la revue Krisis, par laquelle Alain de Benoist souhaite tisser des liens transversaux et rompre avec le ghetto de l’extrême droite.
Au nombre des intervenants du premier numéro, on remarque des personnalités de tous horizons : Michel Henry, Ignacio Ramonet, Michel Maffesoli…
L’engagement d’Alain de Benoist provoque dans l’ultra-droite un brutal revirement. Il est fini, le temps où les situationnistes étaient assimilés à des « zigotos » dépravés. Leurs textes sont maintenant repris, cités, commentés, annotés…
Le Choc du Mois d’avril 1991 contient un vaste dossier sur le thème : »Le naufrage de l’information, télé-mensonge ». Guy Debord y est largement mis à contribution. Dès l’ouverture, François Chesnay invoque les situationnistes : « La télé est le trou noir de notre société, la Société du Spectacle qu’annonçait et dénonçait fort justement le situationniste Guy Debord dès 1968((François Chesnay, « La télé vous regarde », Le Choc du Mois n°39, avril 1991.)). »
Quelques temps plus tard, le mensuel Nationalisme et République, qui s’ouvre en une sur le slogan « Contre Washington et Tel Aviv, oui à l’Europe ! », publie une longue citation en caractères gras, tirée des Commentaires sur la société du spectacle((La phrase, extraite des Commentaires sur la société du spectacle, figure en exergue d’un article de Bernard Notin, « L’empire de la servitude », Nationalisme et République n°9, 18 septembre 1992.)).
En février 1992, Xavier Rihoit rédige dans Le Choc du Mois une « Lettre ouverte à un situationniste ». Tout en prenant acte des divergences qui le séparent du « situationniste » en question, il établit en quelque sorte un certain dialogue critique, qui n’est pas sans rappeler celui que les royalistes avaient voulu nouer : la théorie situationniste est « incomplète », parce qu’elle s’arrime encore trop au marxisme, et reste éloignée des thématiques de l’extrême droite : « Recevez, monsieur, d’en-deçà d’une barrière encore infranchissable, l’assurance de mes sentiments respectueux », conclut Xavier Rihoit. La barrière sera-t’elle un jour franchie((Xavier Rihoit, « La Haine et le silence, Lettre ouverte à un situationniste », Le Choc du Mois n°49, février 1992.)) ?
Les auteurs édités par Champ Libre, les personnages dont Guy Debord a dit se sentir proches, sont maintenant convoqués les uns après les autres. Dans National-Hebdo du 28 avril 1994, Jean Mabire encense George Orwell, sous un titre édifiant : « Seul contre Big Brother((Jean Mabire, « George Orwell, Seul contre « Big Brother », National-Hebdo n°510, 28 avril 1994.)) ».
Quant au bulletin Première Ligne, organe parisien du Front national de la jeunesse, il se prend de passion pour Arthur Cravan en janvier 1995, et vante « la boxe comme art brut », non sans faire références à ses oeuvres complètes, publiées en 1987 aux Éditions Gérard Lebovici, qui ont succédé à Champ Libre((« Arthur Cravan, La boxe comme ‘Art brut’, Portrait d’un aventurier en cavale », Première Ligne n°13, janvier 1995.)).
Mais c’est encore la Nouvelle Droite qui célèbre Debord avec le plus de constance. Il semble même que l’enthousiasme d’Alain de Benoist, de Charles Champetier et de leurs amis, s’accroisse de jour en jour.
En avril 1998, parait au Labyrinthe un témoignage collectif sur les événements de Mai : Le Mai 68 de la Nouvelle Droite((Le Mai 68 de la nouvelle droite, Éditions du Labyrinthe, Paris, avril 1998.)). Au nombre des collaborateurs de l’ouvrage figurent Alain de Benoist, Charles Champetier, Philippe Conrad, Michel Marmin, Jean-Jacques Mourreau, Jean-Charles Personne, Gregory Pons… Autant de plumes célèbres ou bien reconnues dans les milieux de l’extrême droite. Chacun évoque « son » Mai 68… vu d’en face. La plupart étaient à l’époque les militants de divers groupuscules néo-fascistes. Guy Debord et les situationnistes se voient invoquer et citer par la quasi totalité des intervenants.
Enfin, le numéro 101 d’Éléments consacre en mai 2001 un dossier de « une » à « la pensée rebelle ». Dans son éditorial, Robert de Herte (alias Alain de Benoist), dresse une sorte d’inventaire des rebelles authentiques : « Dans l’ordre de la pensée, Hugues Rebell, le bien nommé, Georges Darien, Peguy, Bernanos, Orwell, furent en leur temps des rebelles, tout comme à date plus récente, Jack Kerouac, Dominique de Roux, Burroughs, Pasolini, Xavier Grall, Mishima ou Jean Cau. Guy Debord fut un rebelle lui aussi, même si son oeuvre fait aujourd’hui l’objet d’une récupération posthume, signe que nous sommes déjà dans l’au-delà du Spectacle((Robert de Herte, « Court Traité de la rébellion », Éléments n°101, mai 2001.)). »
Debord se retrouve ainsi embarqué sur le même navire que Jean Cau, Yukyo Mishima… ou William Burroughs. Un amalgame révélateur ?
Cet inventaire permet justement d’y voir plus clair. Il apparaît qu’Alain de Benoist et ses amis considèrent Guy Debord sous trois aspects.
a) Debord incarne d’abord un dandy de la littérature, comparable à Nimier ou à Mishima. On insistera sur un certain nihilisme, une posture désespérée, l’art de mettre en scène sa vie quotidienne et son propre destin…
b) Debord s’inscrit également, aux yeux des néo-droitistes, dans l’héritage conjoint de Max Stirner et de Julius Evola. Le projet situationniste de révolution de la vie quotidienne se place dans la continuité d’un certain anarchisme individualiste. Pour les amis d’Alain de Benoist, cet individualisme débouche naturellement sur une posture aristocratique et sur la quête initiatique de « l’empire intérieur((Voir à ce propos Alain de Benoist, L’Empire intérieur, Fata Morgana, novembre 1995.)) ». L’auteur de Panégyrique est ainsi perçu comme un aristocrate individualiste.
c) Debord est enfin étudié en tant que théoricien critique de la société contemporaine. Au livre La Société du Spectacle, on ne reproche au fond de manière implicite que son soubassement hegelo-marxiste. Pour le reste, la théorie debordienne du spectacle se trouve insérée dans le corpus idéologique néo-droitiste.
 

Guy Debord, un « théoricien de l’extrême droite » ?

Nul ne saurait maintenant éluder une question centrale. Quelque chose, chez Debord, ferait-il, par hasard, écho ?
En d’autres mots : existerait-il en fin de compte un certain nombre de passerelles, qui pourraient, d’une quelconque façon, légitimer l’engouement ?
Examinons d’abord l’Internationale situationniste. En ce qui la concerne, l’état des lieux parait sans appel. Pour novatrice qu’elle soit, la théorie situationniste s’enracine sur trois sols.

Premier sol : les mouvements qui, au XXe siècle, prônèrent le dépassement de l’art. On songe en vrac à Dada, aux surréalistes, et à l’archipel lettriste.
Deuxième sol : les travaux de sociologie critique d’Henry Lefebvre. C’est le dialogue avec Lefebvre qui a donné le coup d’envoi de la théorie du spectacle.
Troisième sol : les gauches communistes, en rupture avec le bolchevisme. Celles-ci se démarquent sommairement de l’orthodoxie par le rejet de la dictature du parti communiste et par la mise en avant des conseils ouvriers.

Il devient évident que l’IS pense depuis un tout autre lieu que l’extrême droite. Ses sources, ses références, le contexte dans lequel elle évolue, se situent à l’opposé même de tout racisme identitaire, de tout darwinisme social, de tout autoritarisme politique.
Le cas personnel de Guy Debord n’est guère différent. Le réalisateur de Hurlements en faveur de Sade mérite toutefois une étude spécifique.
Dans les années qui suivent la disparition de l’Internationale situationniste, sa pensée connaît une notable évolution. La parution en octobre 1988 des Commentaires sur la société du spectacle constitue à ce titre une étape capitale.
Il s’agit d’un ouvrage théorique, quoique d’une grande beauté littéraire, qui vient prolonger et actualiser La Société du Spectacle. Debord y évoque notamment l’apparition d’une nouvelle forme de domination, le « spectaculaire intégré », qui tend à remplacer les deux formes existant précédemment : le « spectaculaire diffus » (caractérisant les sociétés « démocratiques ») et le « spectaculaire concentré » (identifiant les régimes totalitaires). Le « spectaculaire intégré » marque un progrès dans l’asservissement, puisqu’il s’agit d’une forme beaucoup plus sophistiquée de contrôle : « Car le sens final du spectaculaire intégré, c’est qu’il s’est intégré dans la réalité même à mesure qu’il en parlait ; et qu’il la reconstruisait comme il en parlait((Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, op. cit..)). »
Debord observe en particulier que le règne de la quantité, la domination de la technique et la primauté de la rentabilité ont désormais modifié jusqu’au cadre de vie : « Hormis un héritage encore important, mais destiné à se réduire toujours, de livres et de bâtiments anciens, qui du reste sont de plus en plus souvent sélectionnés et mis en perspective selon les convenances du spectacle, il n’existe plus rien, dans la culture et dans la nature, qui n’ait été transformé, et pollué, selon les moyens et les intérêts de l’industrie moderne((Idem.)). »
Cette réflexion peut sembler surprenante, dans la mesure où elle parait vanter les mérites du passé au détriment du présent. Elle traduit chez Guy Debord une indéniable conversion du regard.
Quand a démarré le spectacle ? En tant que visage moderne et abouti de l’idéologie, n’est-il pas apparu en même temps que l’exploitation ? Telle n’est justement pas la vision de l’écrivain : « Mais enfin la société du spectacle n’en a pas moins continué sa marche. Elle va vite car, en 1967, elle n’avait guère plus d’une quarantaine d’années derrière elle((Idem.)). »
Si la société du spectacle n’avait que 40 ans en 1967, elle a dû naître au tournant de 1930. Elle se présente comme la résultante de plusieurs facteurs : la crise de 1929, l’incroyable accélération du progrès technique au XXe siècle, et la montée en puissance des mass media.
Cette conception n’a rien de marxiste.
En 1967, Guy Debord identifiait le spectacle à l’idéologie : « Le spectacle est l’idéologie par excellence (…) », énonçait la thèse 215 de La Société du Spectacle((Guy Debord, La Société du spectacle, Éditions Buchet/Chastel, Paris, novembre 1967.)). Si l’idéologie et le spectacle ne font qu’un, on peut en déduire qu’il y a toujours eu des formes archaïques de domination spectaculaire, comme il y a toujours eu exploitation de l’homme par l’homme.
En 1988, Guy Debord estime pourtant que le spectacle constitue un phénomène essentiellement moderne. Sa critique de la société spectaculaire-marchande a donc subi une importante métamorphose. Hier, elle consistait en une remise en cause globale de la société capitaliste. Aujourd’hui, elle se mue subtilement en une critique de la modernité.
Ce que Debord refuse, c’est la domination de la technique dans sa vocation planétaire, qui va de pair avec un asservissement progressif au profit du quantitatif.
Mettant en exergue ce nouveau visage de la domination qu’est le spectaculaire intégré, il entreprend de démonter les mécanismes de la société moderne. Il déplore en particulier l’abolition de la division du travail, qui coïncide selon lui avec la disparition de toute vraie compétence : « Un financier va chanter, un avocat va se faire indicateur de police, un boulanger va exposer ses préférences littéraires, un acteur va gouverner, un cuisinier va philosopher sur les moments de cuisson comme jalons dans l’histoire universelle((Op. cit.)). » Cette disparition des spécialistes et de l’artisanat est perçue comme caractérisant un monde moderne dominé par la tyrannie spectaculaire.
Le coeur du livre consiste en une longue et minutieuse description du spectaculaire intégré : « La société modernisée jusqu’au stade du spectaculaire intégré se caractérise par l’effet combiné de cinq traits principaux, qui sont : le renouvellement technologique incessant ; la fusion économico-étatique ; le secret généralisé ; le faux sans réplique ; un présent perpétuel((Idem.)). »
Debord insiste tout particulièrement sur la notion de secret : derrière la scène, sur laquelle s’agitent les pantins, les véritables maîtres, qui n’ont jamais été élus, tirent les ficelles du monde : « Le secret généralisé se tient derrière le spectacle, comme le complément décisif de ce qu’il montre et, si l’on descend au fond des choses, comme sa plus importante opération((Idem)). »
La domination spectaculaire est le fait d’un petit nombre, qui régente la planète, contrôle le terrorisme et la pègre organisée. Derrière la théorie du spectaculaire intégré se profile la mise au jour d’une conspiration.
Certes, la démarche n’a rien de nouveau. Dans leur combat radical contre le capitalisme, présenté comme une hydre anonyme et néanmoins consciente, les tenants historiques des gauches communistes ont toujours sous-entendu l’existence de maîtres du monde, financiers occultes tirant les ficelles de la domination.
Vision « conspirationniste », critique de la modernité… Il est clair qu’à partir de 1988, la pensée de Guy Debord s’éloigne de plus en plus du marxisme et affirme sa singularité.
Faut-il pour autant la confondre avec une extrême droite avide de nouveauté ? Elle demeure en réalité profondément rétive aux amalgames. Dans Panégyrique, tome premier, paru en août 1989, Guy Debord emploie ainsi pour la première une expression curieuse. Décrivant le café Moineau, qu’il fréquenta au début des années cinquante, il insiste sur son amour des bandits, des voyous, des délinquants : « Ce milieu des entrepreneurs de démolition (…) s’était alors mêlé de fort près aux classes dangereuses((Guy Debord, Panégyrique, tome premier, Éditions Gérard Lebovici, Paris, août 1989.)). »
Les classes dangereuses ? La formule revient sous la plume de nombreux historiens et sociologues. Guy Debord lui-même l’a probablement découverte en lisant Louis Chevalier((Voir à ce propos Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XXe siècle, avec 13 plans et graphiques en dépliant, Plon, Paris, 1958.)).
Elle désigne ordinairement le « milieu », celui du crime et des gangs. Elle demeure ici frappante, dans la mesure où son emploi parait incompatible avec les thèses de Marx, pour qui seules comptent les contradictions entre le prolétariat et la bourgeoisie, les marginaux constituant un « lumpen-proletariat » qui ne saurait jouer de rôle positif dans le processus révolutionnaire.
Privilégiant les « classes dangereuses », Debord rompt avec le schéma classique qui postule le primat du prolétariat. Et par quoi remplace-t’il cette vision orthodoxe ? Par une apologie de la pègre, des malandrins, des voyous…
Guy Debord se situe décidément à mille lieues des valeurs de l’extrême droite.

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