Dialogues avec Antoinette Fouque

par | 8 novembre 2009 | Divers

Préface au livre Qui êtes vous ? Antoinette Fouque, premier ouvrage de la collection « Qui êtes vous ? », dirigée par Christophe Bourseiller, chez François Bourin éditeur, novembre 2009.

Qui êtes-vous, Antoinette Fouque ?

Cette simple question, je ne saurais ici la poser à l’aventure, comme on balance les dés au cours d’une soirée festive.

Tel est sans doute l’enjeu de la collection qui démarre avec le présent ouvrage : non pas ouvrir le dialogue avec des personnalités choisies au hasard comme on effeuille un calendrier, mais questionner les rares penseurs inclassables qui éclairent l’époque présente.

Inclassables, dit-on ? Que faut-il entendre ici, et à quel anticonformisme doit-on se référer ?

Loin, si loin des modes intellectuelles et des réseaux commodes de la culture officielle, Antoine Fouque cisèle une oeuvre atypique. Elle trouble, elle déconcerte, elle en agace plus d’un,plus d’une. Elle n’entre pas dans les cases. On l’accuse de tous les maux: est-elle devenue réactionnaire, a-t-elle transformé le Mouvement de Libération des Femmes en une secte baroque? Les calomnies sculptent la rumeur…

Pourtant, elle pense, et sa trace sinueuse s’étend jusqu’à l’horizon. Il est vrai que la philosophe s’ingénie à déconcerter. Cofondatrice en son temps d’un mouvement visant à rendre justice à la femme, le MLF, elle a ricoché jusqu’à formuler un questionnement nécessaire qui nous concerne tous.

Au vrai, son destin singulier n’a cessé d’irriguer mon histoire personnelle. Devrais-je taire le faisceau des concomitances, les hasards heureux, l’enchaînement des rencontres?

Il me faut ici évoquer la généalogie familiale. J’ai grandi dans la culture, pour le meilleur et pour le pire.

Le meilleur : les rencontres précoces avec Aragon, Jean Genet, Eugène Ionesco, Agnès Varda, Jean-Luc Godard, Yves Robert et quelques autres ; le goût de la lecture, des spectacles, une insatiable curiosité dont j’ai sans doute hérité.

Le pire : une famille décomposée, invertébrée ; de l’aveuglement; beaucoup d’artifices et peu de sentiments ; la mise en scène de l’égoïsme ; le narcissisme échevelé.

Ma mère était comédienne de théâtre. Au vrai, Chantal Darget rayonnait comme un soleil fragile. On la sentait menacée de mille périls. Elle resplendissait à la façon des roseaux subissant les bourrasques, pliant sans jamais casser.

La femme est un roseau pensant.

Collé à ses basques, je la suivais au spectacle. Je ne la quittais pas d’une semelle. C’était l’amour fou. Avec elle, j’ai vu les oeuvres de Patrice Chéreau, Roger Planchon, Jorge Lavelli, Philippe Adrien, Klaus Grüber, Peter Brook, Jean-Pierre Vincent, André Engel…

En mai 1968, cette femme ancrée dans son époque a gambadé d’une barricade à l’autre. Elle s’est enthousiasmée pour ce qu’elle nommait une révolution. Nos amis, nos proches s’engageaientdans pléthore de groupements. Ils invoquaient Mao, Trotski, plus rarement Bakounine. Jean-Pierre Léaud délirait à voix haute, dans une loge du théâtre d’Aix-en-Provence dont mon beau-père avait la charge.

Ma mère comptait parmi ses amies une fille sublime, qui militait au MLF. Souvent, Marie Dedieu appelait à la maison. Les deux femmes bavardaient ensemble, des heures durant. Ma mère signait toujours automatiquement les pétitions en faveur des femmes. Moi, j’observais ce ballet avec amour et perplexité. Je venais d’avoir dix ans.

Plus tard, à la fin des années 1970, je tombai amoureux d’une « vieille » de vingt-huit ans qui travaillait dans la publicité. J’en avais vingt. Je tournais dans des films. Je découvrais le punk et la new wave, avec ravissement. Tout de suite, elle me parla de la psychanalyse. Elle se plaignait du silence de l’analyste. Moi, j’enviais sans le dire son voyage immobile.

Des fragments s’assemblent: l’amour, les femmes, la psychanalyse.Elle fréquentait le groupe des éditions Des femmes. Je n’osais guère, pour ma part, approcher le cénacle. Serais-je d’emblée rejeté vers les ténèbres extérieures?

C’est pourtant Antoinette Fouque qui m’a finalement contacté, à l’occasion d’un livre, Les Forcenés du désir, que j’ai publié en 2001 chez Denoël. Le dialogue s’est noué.

C’est peut-être une question de génération. Dans mon jeune âge, je n’ai connu et fréquenté que des femmes libérées, ou bien prônant l’affranchissement.

L’égalité allait de soi. L’altérité, aussi.

Le mouvement m’apparaissait cependant très pluriel.

Dès les années 1970, deux sensibilités éclosent.

côté, les groupes de femmes qui, pour la plupart, s’en tiennent à la défense des droits : salaire égal, avortement libre, parité.

De l’autre le groupe d’Antoinette Fouque, qui formule un questionnement radical : qu’est-ce qu’une femme ?

Tout se tient dans le saut qualitatif. On change de registre. On interroge la substance. Adieu, l’accident…

Cette réflexion en profondeur conduit Antoinette vers des cieux inattendus.

Je ne saurais ici résumer la teneur d’une oeuvre foisonnante,qui fait l’objet du présent livre. J’aimerais cependant insister sur quelques points, qui me touchent personnellement.

Antoinette Fouque déconstruit le mythe de l’égalité entre hommes et femmes. Il s’agit de déplacer le regard. Opérant une phénoménologie, elle analyse la différence des sexes.Contrairement aux chantres du queer, qui rêvent le surgissement de l’indifférencié et envisagent un hybride mi-hommemi-femme, elle martèle une vérité tout autre : il y a deux sexes. Elle interroge ce qui fait la différence, la spécificité des femmes, et éclaire du même mouvement la condition catastrophique des femmes dans l’histoire, la misogynie millénaire et la mutation à venir. Cette différence fondamentale et féconde, c’est l’expérience de la grossesse, c’est cette capacité d’accueillirun autre, un hôte, en soi. « La gestation est le paradigme de l’éthique », dit-elle.

Peut-on cependant défendre « la mère» sans se voir épinglé? Elle répond qu’elle a toujours lutté contre les «-ismes», le phallocentrisme, comme le «gynécocentrisme» et qu’elle oeuvre pour l’abolition de tous les esclavages.

Elle observe aussi que la révolution des femmes est loin d’être achevée. Elle se trouve au contraire en butte à maintes perversions. Que penser du courant post-féministe, qui défend la prostitution et la pornographie ?

Sur un plan moins anecdotique, on assiste actuellement à une masculinisation des femmes. Antoinette Fouque y voit une revanche ironique du patriarcat. Les femmes ne peuvent-elles se libérer qu’en singeant l’homme ?

Qu’est-ce qu’une femme?

La question renvoie en miroir au statut de l’homme. Elle se trouve nimbée d’universel. De par sa radicalité, de par ses conclusions, de par son regard disruptif, Antoinette Fouque se place à mille lieues du féminisme et de ses débats convenus. Le féminisme est à ses yeux une contrefaçon du mouvement des femmes. Les situationnistes diraient qu’il s’agit d’une « fausse contestation ». Contestation de la misère, ou misère de la contestation?

Antoinette Fouque se place sur un autre plan. Celui de la féminologie, cette troublante phénoménologie des femmes.

Peut-on concevoir recherche plus enthousiasmante? Il en va de notre avenir à tous. Encore faut-il s’élever à son niveau : celui de la pensée.

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