Chroniques inclassables

par | 2 janvier 2015 | Divers

Inaugurer 2015 en s’emparant d’un stylo comme on le fait d’une arme ? Dégainer, puis tirer dans la foule à l’aveugle, ainsi que le prescrivait André Breton ? La métaphore semble éculée. D’autant que l’on se jette désormais, non sur une page blanche, mais sur le clavier d’un ordinateur central, connecté en permanence au flux indigeste de la planète.

Tel est bien l’enseignement des temps nouveaux. L’astre hyper-connecté succombe au poison mortel que Nietzsche nommait « la moraline ». Jamais la doxa, ce prêt-à-penser d’une époque donnée, n’a pesé d’un poids aussi disproportionné. Rien d’étonnant à ce phénomène glaçant : l’ordre moral se trouve répercuté à l’infini par la propagande de la Toile et des réseaux sociaux.

Dans un avion qui me ramenait récemment de Corse, où la fierté des traditions résiste à la bêtise mondialisée, une comédienne animant des stages m’expliquait doctement qu’en 2015, on allait décréter l’abolition de la prostitution. N’avait-on pas autrefois aboli l’esclavage, en une déclaration symbolique tout aussi inefficace ? Abolir la prostitution… Cette posture morale est typique d’une époque qui porte au pinacle ses contradictions en une tension proprement insupportable. Que répondre, à la comédienne vertueuse ? Qu’il existe certes encore aujourd’hui d’abjects réseaux mafieux qui réduisent les femmes en esclavage, mais que l’on assiste en parallèle à la démultiplication des travailleurs ou travailleuses du sexe, qui souhaitent simplement vivre de leur corps, car n’ayant rien d’autre à vendre ? Que l’on ne peut du même coup réduire cette pratique à l’asservissement d’une femme par un homme ? La généreuse m’a rétorqué qu’il s’agissait d’un labeur insupportable, relevant du viol.

Est-ce le cas ? Les « travailleurs du sexe » sont des adultes consentants. Il est vrai que les prostituées ne font pas ça pour le plaisir. Leur seul moteur est le désir de survivre. On peut en dire autant des éboueurs, des caissières de supermarché, ou des égoutiers… Nul n’a jamais prétendu qu’ils tiraient la moindre satisfaction de ces activités. Mais pourquoi la militante du droit des femmes ne se dresse-t-elle pas contre la « gestation pour autrui » ? Une femme se fait engrosser, loue son ventre pendant neuf mois, puis accouche d’un enfant qu’un couple fortuné (hétéro ou homo) lui retire aussitôt. La blessure faite à la féminité semble ici beaucoup plus forte. Mais nul ne songe à protester.

De même, les ennemis de l’avortement, qui dénoncent avec vigueur le meurtre de l’enfant, se montrent généralement partisans de la peine de mort, quand ils ne professent pas de surcroît leur soutien à l’armée.

Cette époque pitoyable se trouve marquée par les prêches hargneux des aveugles. C’est ainsi. Faut-il pour autant balayer ce monde d’un revers de main et se replonger dans les rares grands auteurs du siècle dernier ? Moi, je relis Ernst Wiechert, Guy Debord, René Char, ou Martin Heidegger. Cela vous surprend ? Cela vous choque ? N’essayez pas de me ranger dans une case commode. « Ni droite, ni gauche, ni Dieu ni maître », scandaient les autonomes il y a quelques années.

Aujourd’hui, sur le plateau de l’émission de Frédéric Taddéi, « Ce Soir ou Jamais », à laquelle j’eus longtemps l’honneur de collaborer, Mathieu Burnel fait parfois entendre le rire clair de la dissidence. L’espace d’un instant, un rayon de lumière s’insinue, tandis que grimacent les faces pâlasses des pantins de l’heure.

En cette aube de 2015, j’aimerais évoquer la bande-son d’un monde qui s’éteint. La violoncelliste expérimentale Hildur Gudnadottir, qui s’exprime sur le génial label Touch, de Mike Harding, vient de sortir un disque d’une force et d’une intensité qui rappellent les sommets du poème ou de l’aphorisme : « Saman ». De son côté, Graham Lewis, qui appartint naguère à The Wire, Everest vivace de la new wave, publie All Under, sur le label Mego de Peter Rehberg alias Pita. La parole se mêle à l’industrie, en une sommation beaucoup plus rigoureuse que celle des tenants contradictoires de l’hypocrisie moralisatrice.

Hilldur Gudnadottir, Graham Lewis, Mathieu Burnel, je n’ose à leur égard parler de « relève », tant le terme, depuis la Guerre, se trouve galvaudé… Et pourtant !

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