Carlos Castadena : le chemin qui ne mène nulle part

par | 27 avril 2014 | Carlos Castadena

Ce texte a été communiqué le 16 novembre 2012 lors du Colloque des Invalides.

Abordant la question des substances, la plupart des commentateurs s’en tiennent en général à un regard utilitariste, insistant sur les dangers de l’addiction.

Nous apprenons, par exemple, d’une part que le champagne fait pétiller, que la vodka plombe, que le vin délie la langue, ou que le whisky relaxe, d’autre part que la cocaïne découple l’acuité, que l’héroïne apaise, que le haschich fait rire, ou que l’ecstasy rend aimable.

On nous martèle de surcroît que ces produits licites ou interdits provoquent une dépendance, parfois mortifère, tout en nous rongeant le cerveau à la façon de limaces malfaisantes.

Tout se joue ainsi dans le binôme de la dépendance et de l’utilitarisme.

Rares sont ceux qui prennent en compte l’ouverture des portes de la perception, évoquée avec perplexité par Aldous Huxley.

Par delà la vision éphémère d’éléphants roses, les alcools et les drogues permettent-ils d’accèder à une autre réalité, plus forte et plus intense que celle des sens ?

Tout ceci pose la question de l’hallucination. Ce que j’entrevoie au coeur du voyage relève-t-il de l’illusion, ou de l’entrebaillement d’une porte ?

Carlos Castaneda apparaît de ce point de vue comme un écrivain essentiel, alors qu’il est aujourd’hui injustement oublié. Auteur de dialogues métaphysiques qui se déroulent au coeur du désert de la Californie du sud, dans un silence qui évoque Edmond Jabbès et non loin de la poétique de René Char, Carlos Castaneda se met en scène . Apprenti maladroit et versatile, il se trouve face à deux interlocuteurs : un certain Don Juan (qui est sans doute la réincarnation du personnage de Tirso di Molina, Molière et Mozart) et un Don Genaro encore plus nébuleux, dont l’oeil semble rivé sur une autre dimension. L’un et l’autre sont des guides, balisant un chemin qui ne mène nulle part, pour paraphraser la traduction française du texte Holzwege, de Martin Heidegger. Carlos Castaneda est notamment l’auteur d’une tétralogie, comprenant L’Herbe du diable et la petite fumée, Voir, Le Voyage à Ixtlan, et Histoires de pouvoir. Ces livres ont été écrits entre 1966 et 1974.

Dans L’Herbe du diable et la petite fumée, Don Juan s’exprime par énigmes poétiques : “Pour moi n’existent que les voyages sur les chemins qui ont un cœur, tous les chemins qui ont un cœur. C’est là que je voyage, et le seul défi qui compte, c’est d’aller jusqu’au bout. Et j’avance en regardant, en regardant, à perdre haleine” .

Ce texte sonne comme un manifeste. En un éclair, Castaneda dessine un personnage. Il y a du Nietzsche, du Héraclite chez ce nomade mystique .

L’auteur convoque souvent la notion d’initiation, qui renvoie aux traditions ésotériques. Castaneda prétend rendre compte de manière froide et objective d’un processus de transformation spirituelle, qui s’effectue aux moyens de plantes.

“Dans des occasions différentes, don Juan utilisait séparément trois plantes hallucinogènes : le peyotl (lophophora williamsii), la stramoine ou Jimson weed (datura inoxia syn. D. meteloides), et un champignon (peut-être psilocybe mexicana). »

La toute première question posée par Carlos Castaneda mérite d’être retranscrite : « Voudriez-vous me parler du peyotl, don Juan ? »

Au gré des rencontres en tête à tête dans le désert, l’auteur ingère diverses substances, qui modifient son degré de conscience. Le peyotl lui permet de rencontrer une présence bénéfique : Mescalito. Mescalito n’est ni un « démon », ni un « ange », ni un esprit sollicité par quelque magie. Il ne se dévoile qu’à celui qui sait le voir. « Mescalito », c’est le « Dieu » de l’animisme, le Conseiller, qui habite la plante, qui donne la plante, qui est l’esprit de la plante, qui est vraiment la plante. La drogue n’est qu’un véhicule commode et provisoire, qui permet d’accéder à d’autres niveaux de conscience : « Un homme va au savoir comme il part pour la guerre, bien réveillé, avec de la peur, du respect et une assurance absolue. »

Dans la quête, on rencontre parfois des “alliés”. Encore le terme ne revêt-il pas le même sens que dans le parler courant : « Un allié vous fera voir et comprendre des choses sur lesquelles aucun homme ne pourrait vous éclairer. »

Petit à petit, la cosmogonie se met en place. Il y a, d’un côté Mescalito, de l’autre les alliés. Leur rôle consiste à mettre en présence, à révéler. Le datura, ou herbe du diable, est un allié .

Il faut s’en méfier. Les alliés peuvent aider ou bien détruire. Il s’agit de puissances, que l’on n’apprivoise que pendant un court laps. Voici le récit d’une rencontre avec Mescalito : « J’ai éprouvé d’intenses convulsions, en quelques instants un tunnel s’est formé autour de moi, bas et étroit, dur et étrangement glacial. Au toucher, on aurait dit du papier d’argent. J’étais assis par terre. J’ai essayé de me lever, mais ma tête a heurté ce plafond métallique, le tunnel rétrécissait, il m’étouffait. »

Bien loin d’halluciner, les plantes de pouvoir « montrent les choses et disent ce qu’elles sont ». Il s’agit d’accéder à une réalité plus profonde que celle des sens : « Le crépuscule est une cassure entre deux mondes. » Il faut chercher le crépuscule, qui constitue une porte.

Après avoir absorbé du datura, Castaneda se sent voler : éJe voyais le ciel sombre au dessus de moi, je passais à côté des nuages. J’ai fait une contorsion pour pouvoir regarder vers le bas, et j’ai vu la masse sombre des montagnes. J’allais à une vitesse extraordinaire, les bras le long du corps. »

Plus tard, il interroge son guide : « Ai-je vraiment volé, don Juan ?
– C’est bien ce que vous m’avez dit, n’est-ce pas ?
– Je le sais, don Juan. Mais ce que je veux dire, est-ce que mon corps a volé ? Ai-je quitté terre comme un oiseau ?
– (…) Vous avez volé . (…) Ce que vous demandez n’a aucun sens. Les oiseaux volent à la manière des oiseaux et un homme qui a pris de l’herbe du diable vole ainsi.
– Comme les oiseaux ?
– Non. Il vole comme un homme qui a pris de cette herbe. »

Dans cette “vision du monde”, le corps et l’âme ne sont pas séparés . L’homme forme un tout . Il s’agit d’aller vers un surcroît de réalité : “Pour un homme de savoir , l’herbe du diable n’est qu’un des chemins possibles . Il en existe d’autres . (…) Je prétends qu’il est vain de perdre sa vie sur une voie , surtout si cette voie n’a pas de cœur .”

Il faut que le chemin ait un cœur . Le trajet importe plus que la destination. Don Juan aurait-il lu Hegel et Husserl ? Sa méthode est purement phénoménologique. Le voyageur reste immobile et c’est le monde qui devant lui se modifie, tandis que son regard pivote. Le monde devient alors crépuscule.

Se pourrait-il que les alcools et les drogues n’aient d’autre finalité que de nous placer face au crépuscule ?…

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