Boris Cyrulnik : « Je suis né deux fois. »

par | 11 janvier 2013 | Divers

Ce texte a été publié dans L’Arche en janvier 2013.

« Je suis né deux fois. Lors de ma première naissance, je n’étais pas là. Mon corps est venu au monde le 26 juillet 1937 à Bordeaux . (…) Ma seconde naissance, elle, est en pleine mémoire. Une nuit, j’ai été arrêté par des hommes armés qui entouraient mon lit. Ils venaient me chercher pour me mettre à mort. Mon histoire est née cette nuit là ».

Ce sont des paroles aussi terribles qu’énigmatiques. Elles marquent le coup d’envoi du livre Sauve-toi la vie t’appelle, que vient de publier Boris Cyrulnik.
Neuropsychiatre, auteur d’ouvrages célèbres, de livres phares sur la résilience, la résistance et la force de la vie, tels Les Nourritures affectives, L’Ensorcellement du monde, Un Merveilleux Malheur, Le Murmure des fantômes ou plus récemment Quand un enfant se donne « la mort », il n’avait jamais encore abordé cette question douloureuse, structurante et destructurante, celle de la sommation primordiale. Pourquoi lui ?
Pourquoi cet homme fait-il montre d’une telle obsession ? Pourquoi s’acharne-t-il depuis des années à traquer les blessures secretes de ses contemporains, pour mieux aider les survivants ? Pourquoi cette oeuvre paradoxale, tournée vers la rédemption, ce constant point d’envol vers l’espoir ?
Dans Sauve toi, la vie t’appelle (Odile Jacob, 2012), il dévoile pour la première fois les raisons objectives qui l’ont conduit naguère à se focaliser sur cette question centrale : comment surmonter les souffrances endurées dans l’enfance ? Comment transformer la douleur ou l’épreuve en force ?
En un récit aussi saisissant qu’autobiographique, il narre un parcours d’une brutalité inouïe.

L’enfant et les revolvers

Les faits, donc…
Boris Cyrulnik nait et grandit de prime abord dans une famille juive, laïque et cultivée, parfaitement assimilée. On n’y celebre aucune fête religieuse. On n’y fait guère allusion aux origines. Elles sont présentes, mais vont de soit.
Lorsque la guerre arrive, le cocon explose. Le père de Boris est un homme courageux. En 1939, il s’engage dans le Régiment de marche des volontaires étrangers, une troupe composée de Juifs et de républicains espagnols. Prisonnier de guerre, il disparait dans la tourmente.
Sa mère aime et protège le jeune enfant. Mais l’étau se resserre autour des Juifs de Bordeaux. Le 18 juillet 1942, elle abandonne son fils et le place à l’Assistance publique. Ce n’est pas un acte de rejet, mais une preuve d’amour. Elle sait qu’elle va être arrêtée dans les heures qui viennent. Le 19, elle est embarquée, déportée. Elle meurt.
1942. Boris est né en juillet 1937. Il n’a pas encore cinq ans. Il est cependant précipité dans la tourmente de l’adoption, l’incertitude, les cachotteries. On dissimule ses origines, mais quelqu’un trahira-t-il ? A l’âge de la maternelle et des jeux innocents, il frôle la mort à chaque instant.

Il atterrit chez une gentille Madame Farges, qui le planque et lui témoigne de l’affection. Mais dans son entourage, il y a des chacals . A l’âge de six ans, les enfants vont au cours préparatoire. Lui, il est dénoncé . Son père est mort, sa mère est morte, il n’a personne, et la police allemande vient l’arrêter de nuit, alors qu’il dort dans son lit d’enfant. Mme Farges tente de s’interposer, face aux revolvers : « Si vous le laissez vivre, on ne lui dira pas qu’il est juif. »
Il se trouve parqué dans la grande et belle synagogue de Bordeaux, qui devient l’antichambre des camps de la mort. Par quel sortilège ce petit garçon cherche-t-il alors par tous les moyens à s’enfuir, et à s’extraire de la masse ? Il s’enferme dans les toilettes. Bon grimpeur et frêle silhouette, il se hisse au dessus de la chasse d’eau et se maintient en équilibre, entre le bloc sanitaire et le plafond.
Il reste ainsi perché des heures entières, jusqu’au moment où la Gestapo fait évacuer la foule pour la diriger vers les trains en partance.
On ne le voit pas. On l’oublie. Il se faufile et se trouve planqué par une infirmière aimable, un ange apporté par la Providence, qui le cache dans une ambulance… sous un cadavre.
Il est certainement gracieux, mignon, sage, intelligent. On l’héberge, on le planque. Il survit.

La pitié dangereuse

À ce point du récit, nous pourrions facilement sombrer dans un paternalisme cauteleux, dans une commisération convenue.
Boris Cyrulnik nous appelle à une tout autre attitude. Se prenant lui même comme objet d’étude, le clinicien nous montre qu’il importe de ne jamais céder ni au désespoir, ni à l’apitoiement. De même qu’en un roman fameux, Stefan Zweig dénonçait « la pitié dangereuse », Cyrulnik rejette avec force l’hypocrisie de la charité mielleuse.
Pourquoi le jeune enfant de 1942 survit-il à l’épreuve quant tant de vies se voient désintégrées ? Quels sont les éléments constitutifs et structurants qui le préservent ?

Reprenons pour les comprendre les événements déjà cités.
En 1939, nous savons que son père s’est engagé dans l’armée française. C’est un combattant. Il veut contrer le nazisme. Il ne se contente pas de belles paroles. Il prend les armes. L’enfant s’identifie ainsi à un père qui ne cède pas devant l’injustice, qui donne l’image d’un roc immuable.
Quant à sa mère, elle fait preuve en l’abandonnant d’une incroyable abnégation. Seule prime la survie. En l’éloignant, elle le protège et lui donne une faible chance d’échapper à l’anéantissement.
Le petit Boris est le produit de ces forces conjuguées . Il réagit toujours de manière paradoxale, mais peut-il en aller différemment ? Lorsqu’il est cueilli dans son lit par des hommes armés, il ne perçoit que le comique de l’affaire ! Il n’éprouve aucune peur. Comment pourrait-il comprendre ce qui lui arrive ? Quoi… Des policiers allemands viennent s’emparer, révolvers pointés, d’un enfant de six ans en assiégeant son lit ?
Par delà l’inimaginable de la situation, il y a en effet de quoi sourire.
Plus tard, il se trouve, comme on l’a vu, parqué dans la grande synagogue de Bordeaux. Il est alors le seul qui songe sérieusement à s’échapper. Mieux encore, il le fait… Par son acte acrobatique, il démontre une incroyable intrépidité.
Ce qui le sauve, c’est le fait de ne jamais se considérer comme une victime. Observant un système répressif, il en traque aussitôt les failles. Ce n’est une démarche intellectuelle, mais un instinct primordial.
Dès lors, le message ultime qu’il nous délivre, et qui en dit long, sans doute, sur sa personnalité, concerne directement l’identité juive.

Quelle identité juive ?

Le judaïsme dont nous parle Boris Cyrulnik n’a pas grand chose à voir avec la religion et ses pratiques rituelles. Il en va plutôt à ses yeux d’une culture de la résistance.
Etre juif, au sens où l’entend l’auteur de Sauve toi, la vie t’appelle, c’est d’abord et avant tout ne pas céder. Rebondir face à l’adversité. Opposer l’humour au malheur. Rire en toutes circonstances. Etre un combattant.
On s’est étonné dans les années soixante et soixante-dix de voir tant de jeunes Juifs embrasser la cause maoïste et prétendre lutter contre l’injustice sociale en lançant l’idée d’une « nouvelle Résistance ». Benny Levy, Tiennot Grumbach, Robert Linhart ou Jean-Claude Milner se plaçaient délibérément dans l’héritage des Juifs combattants, qui s’étaient dressés contre la barbarie, les armes à la main.
Au sortir de la guerre, Boris Cyrulnik agit de semblable façon. Non seulement il rejette la commisération larmoyante de ceux qui plaignent l’orphelin égaré, mais il s’engage en politique et rejoint l’Union de la jeunesse républicaine de France, c’est-à-dire les jeunesses communistes.
Bien loin de jeter sur l’homme un regard dégoûté – après tout, il en a le droit -, il milite pour un monde meilleur et défend un temps l’idée d’une révolution.
Il en va d’une générosité collective. La force de vie doit primer sur l’instinct de mort.
Ceux qui ont dénoncé sa mère, qui l’ont jeté enfant dans les griffes de la Gestapo, il les ignore, il les méprise. Ce qui l’intéresse, c’est l’idée que la souffrance est riche d’enseignements. Ce qui tue pas rend plus fort. Point d’auto-lamentation chez Boris Cyrulnik, mais une posture de guerrier.
Cyrulnik , le Mensch

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