Annie Sprinkle, Susie Bright, Nina Hartley ou la révolution inachevée

par | 31 décembre 2014 | Contre-Cultures

Une lame de fond. Une révolution. Un raz-de-marée. On ne sait comment désigner le féminisme moderne qui prend son envol aux États Unis dans les années soixante sous l’appellation du women’s Lib. Sans doute devrait-on au préalable faire admettre à une opinion française dominée par un mélange subtil de chauvinisme et de haine de soi que le phénomène n’a rien d’européen. N’en déplaise à Sapho, Georges Sand, Louise Michel, ou Simone de Beauvoir, l’actuelle libération de la femme s’articule à partir d’un modèle américain. On pourrait détailler à l’envi la dissémination de la contre-culture, puis son intégration progressive au champ culturel. Germaine Greer, Antoinette Fouque, ou Susan Sonntag sont les penseurs de l’époque nouvelle.

Tel n’est pas l’objet de ce texte. J’aimerais observer a contrario une fleur vénéneuse, qui pousse en marge du chemin. Au mitan des années quatre-vingt, dans le sillage du punk et de la new wave, l’Amérique encore féconde donne naissance à un troublant rejeton du féminisme. Alors que les porte-parole officielles de la libération féminine bataillent contre la pornographie, dénoncent la prostitution comme un esclavage et militent contre toute forme de racolage vestimentaire ou cosmétique, la nébuleuse « néo-féministe » déplace le curseur.

L’émancipation de la femme passe-t-elle par l’exhibition ? Provocation contre prohibition ? De manière insolite, les néo-féministes endossent une filiation théâtrale. Elles se définissent comme les héritières d’une pratique. Elles se veulent filles du happening.

Le happening ? Dans les années soixante, on ne parle que de ça : « Mai 68 était un happening, au plein sens du mot », s’exclame encore Jean-Jacques Lebel en 2001 : « Tout le monde baisait ensemble, dans le noir, sur le toit de l’Odéon ». Le happening se définit-il uniquement par le recours à l’orgie ? Mieux vaut l’appréhender comme une intervention théâtrale directe, dans la rue, en dehors des circuits de l’art officiel.

Remontons le temps. Aux alentours de 1968, le Living Theater de Julian Beck et Judith Malinas vit son apogée. Dans les spectacles, la troupe américaine convie parfois les spectateurs à monter sur scène pour faire l’amour avec les acteurs. Tout le monde est toujours plus ou moins nu. L’audace crée le scandale.

Mais rien ne se banalise plus vite que le transgressif. La reconnaissance institutionnelle du happening au début des années soixante-dix enclenche un processus de normalisation, tandis que la nudité envahit provisoirement les scènes du théâtre officiel et subventionné.

Il importe dès lors d’inventer de nouveaux modes d’intervention. Le surgissement de la performance répond ainsi au désir d’éviter toute récupération. La performance tente justement de renouer avec la dimension « subversive » des premiers happenings. Très vite, elle se scinde en un grand nombre de courants groupusculaires. La sexe-performance surgit dans le cadre de ces subdivisions.

Dans une performance donnée pour la première fois en 1975, Interior Scroll (rouleau intérieur), Carolee Schneemann déboule sur scène sans aucun vêtement. Elle extirpe de son vagin un long rouleau de papier, qui contient le texte de son intervention. Ainsi le corps féminin a, lui aussi, un message à délivrer.

Annie Sprinkle illustre avec force le « nouveau réalisme » des performeuses. En 1989, à San Francisco, elle présente pour la première fois, dans le cadre de l’Harmony Burlesque Theater, une exhibition intime : Post-Porn Modernism (modernisme post-porno). La trame en est minime. Écartant les cuisses en une posture gynécologique, la jeune femme ouvre ses chairs au moyen d’un speculum et entreprend de montrer sa cavité intime en un geste de défi qui vise, selon elle, à dénoncer le puritanisme de la fin des années quatre-vingt. Chaque spectateur est sommé de faire la queue. Équipé d’une lampe frontale, il peut librement contempler le système génital d’Annie Sprinkle. En exhibant l’origine du monde, la performeuse singe les pratiques des actrices pornographiques qui, bien souvent, écartent les lèvres de leur vagin pour que l’objectif capte l’intérieur.

La performeuse se présente fièrement comme une féministe de l’après-porno. Elle n’hésite pas à revendiquer le legs artistique de la pornographie, en déclenchant l’ire des militantes les plus hostiles au X, telle Andrea Dworkin. Post-Porn Modernism est interprété dans de nombreuses galeries d’art.

On perçoit où se situe l’enjeu. D’un côté, une vision féministe, considérant la pornographie comme relevant de l’esclavage moderne. De l’autre, un regard post-féministe, la plaçant au cœur même de l’art et la tenant pour un « art extrême ». Il s’agit en tout état de cause pour les néo féministes de reconquérir un corps confisqué par le regard masculin.

Susie Bright s’impose à son tour comme une pionnière. En 1977, Jackie Strano ouvre à San Francisco la boutique Good Vibrations. Il s’agit pour la première fois d’un sex shop exclusivement réservé aux femmes. Susie Bright tient l’échoppe de 1982 à 1986.

En 1984, elle fonde en parallèle avec Debbie Sundahl et Myrna Elana un fascinant mensuel, qui scandalise un grand nombre de féministes. On Our Backs (sur notre dos) s’adresse à la « lesbienne aventureuse » et s’affiche comme un Lui, un Playboy saphique. Des femmes nues, souvent très belles, s’y offrent aux regards de leurs semblables dans des mises en scène raffinées. Parmi les collaboratrices du mensuel, on remarque Heather Findlay, Judith Stein, Pat Califia, ou Nan Kinney. Le titre On Our Backs fait référence à la position amoureuse de la levrette. Il se moque d’un célèbre journal féministe traditionnel, fondé en 1970 : Off Our Backs (fichez nous la paix).

Susie Bright se considère comme une « intellectuelle X ». Elle souhaite imprimer à la pornographie une direction libératrice. Il s’agit de la reconquérir, de la rendre aux femmes pour qu’elles passent du statut d’objet à celui de sujet. Bright multiplie les conférences et sillonne les États-Unis pour prêcher la bonne parole du X. Cette débauche d’activisme finit par attirer l’attention de la presse masculine… En 1986, le magazine Forum, qui dépend du groupe Penthouse, lui offre de chroniquer les films pornographiques. Elle devient la première porno-critique néo-féministe.

En 1988, elle innove à nouveau en faisant paraître un recueil de nouvelles érotiques, écrites par et pour des femmes : Herotica. Au nombre des écrivains pressentis pour cet ouvrage inaugural figurent Lisa Palac (fondatrice du magazine Future Sex, qui explore les possibilités de la réalité virtuelle), Marcy Sheiner, Isadora Alma, ou Susan Saint-Aubin. La parution d’Herotica constitue un événement important dans l’histoire de la littérature érotique et du mouvement néo féministe. Pour la première fois, les femmes s’approprient collectivement l’érotisme et renversent les perspectives. On ne compte plus depuis lors les recueils érotiques féminins.

Incontestable porte-parole du néo-féminisme pro-sexe, Nina Hartley se présente comme « une porno star de renommée mondiale ». Vétéran du X, elle parait en effet dans plus de trois cent films. À la différence de la plupart de ses condisciples qui restent cantonnées dans un rôle de poupée sexuelle, Nina Hartley ne cesse de clamer sa différence et de plaider pour les droits des artistes du sexe. Elle appartient notamment à la Free Speech Coalition (coalition pour la liberté de parole), qui rassemble les intervenants du X soucieux de réagir aux attaques répétées de la droite conservatrice autant que des féministes traditionnelles. Tandis que la Free Speech Coalition demeure animée par les professionnels de l’industrie pornographique et s’apparente à une forme de lobby, le Free Expression Network (Réseau de la libre expression) veille à la liberté des sites sur Internet, tandis que les Friends of Rated X Expression de Bill Margold rassemblent, comme leur nom l’indique, les amis du divertissement classé X. Dans cet archipel, les Feminists for Free Expression (féministes pour la libre expression) forment une entité à part : il s’agit d’un groupe néo-féministe qui milite pour la libre expression de la pornographie. Ainsi, la défense du porno tourne au militantisme pour les droits de l’homme… et de la femme.

La libération de la femme s’apparente à une révolution permanente qui dynamite les certitudes ancestrales. Elle passe forcément par des étapes paradoxales. Le néo-féminisme exprime ainsi à sa façon les paradoxes d’une libération inachevée.

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