Allons-nous vers une extrémisation de la société ?

par | 22 novembre 2020 | Divers

Visio-conférence donnée le mardi 17 novembre 2020 à l’Université polytechnique des Hauts de France, dans le cadre de l’Observatoire des extrémismes et des signes émergents.

Il est d’abord très difficile de penser à chaud, quand l’émotion demeure grande, peu après un drame. Le meurtre horrible de Samuel Paty est de nature traumatisante et la colère obscurcit trop souvent la vue. Je vous propose justement d’ébaucher une clarification, qui passe par une relecture critique et une tentative de définition des mots les plus souvent employés par les journalistes et le public.

A propos des attentats islamistes qui ne cessent d’endeuiller les pays occidentaux, on voit bien qu’il existe aujourd’hui dans l’opinion une sensibilité grandissante qui tient pour coupables des faits, non pas les islamistes, mais l’islam lui-même. Il y aurait dans la religion musulmane une forme d’archaïsme qui contredirait l’esprit des Lumières. Je vous rappelle qu’en l’espace de trente ans, l’islam est passé de la marginalité au statut de deuxième religion de France, derrière le catholicisme.

L’islam est-il justement soluble dans la République, ou la montée en puissance de la religion musulmane en France va-t-elle déboucher à terme sur une fracture ?

Cette vision simpliste est dangereuse, car elle repose sur un constat erroné. L’islam sunnite est comparable dans sa structuration au protestantisme. Il n’y a pas de clergé unique, mais des dénominations, des prêcheurs, des imams. Il en va de même pour le soufisme, ou le chiisme ismaélien. Le cas du chiisme duodécimain, au pouvoir aujourd’hui à Téhéran, est légèrement différent, puisqu’il existe un clergé dominant. En tout cas, il faut bien admettre que l’Islam est pluriel et qu’il existe en son sein des courants que parfois tout oppose.

Depuis l’attentat du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center, on a pris l’habitude de considérer les terroristes qui se réclament de l’Islam comme des islamistes.

Mais de qui parlons-nous précisément lorsque nous nous référons aux islamistes ? Les islamistes sont des musulmans fondamentalistes, qui veulent établir par la violence une société islamique. Leur combat ne se borne pas à la France. Nous parlons d’organisations internationales qui poursuivent une guerre globale.

Il est donc clair que si tous les musulmans ne sont pas des islamistes, tous les islamistes sont des musulmans, qui appartiennent à des branches fondamentalistes, faisant du Coran et des Hadith une lecture littérale et non allégorique.

Pour la majorité des musulmans, le terme de Djihad désigne par exemple une guerre intérieure que chacun doit mener en lui-même pour se purifier. Mais pour les islamistes, le Djihad est une guerre militaire et tangible contre les impurs, qui doit se mener avec des couteaux, des bombes, et des revolvers. Nous avons ainsi d’un côté, les musulmans, de l’autre les islamistes qui constituent une minorité sanglante. Cette minorité a tendance à discréditer l’ensemble du monde islamique.

Pourtant, dès la fin des années 2000, on a assisté à un glissement sémantique. Lorsque les Frères Musulmans menés par Mohammed Morsi ont pris le pouvoir en Egypte à la faveur des Révolutions arabes du printemps 2010, les médias ont commencé à évoquer un « islamisme modéré ». La formule est curieuse. L’islamiste étant par nature un extrémiste, comment pourrait-il être modéré ? Ceci pose la question d’un courant de pensée et d’une organisation musulmane internationale : Les Frères musulmans, présents en France sous l’intitulé « Musulmans de France » et régissant une multitude d’associations. Cette organisation est actuellement au pouvoir en Turquie, Recip Erdogan étant membre d’une confrérie ottomane qui lui est associée, ainsi que dans l’enclave de Gaza, par l’entremise du Hamas.

Les Frères Musulmans militent historiquement pour l’islamisation progressive des sociétés arabes. Ils appliquent de nos jours, dans nos sociétés laïques, le même programme. Doit-on les considérer comme des islamistes ? Dans le cas spécifique du Hamas, sans doute, puisque ce mouvement fait usage de la violence.

Mais si l’on désigne les Frères musulmans comme des islamistes, alors qu’ils ne commettent pas d’attentats (à l’exception du Hamas), on est forcé de définir ceux qui sont encore plus radicaux, tantôt comme salafistes, tantôt comme djihadistes.

Le salafisme au sein de l’islam est un courant littéraliste et traditionnaliste. Il y a certes des groupes salafistes armées, mais il faut rappeler qu’il existe aussi des salafistes quiétistes et donc pacifiques.

On entend maintenant beaucoup parler de la « radicalisation » et des « radicalisés ». Il existe d’ailleurs à la Fondation Jean Jaurès un « Observatoire des radicalités ». La question qui se pose, c’est : comment empêcher un jeune de se radicaliser progressivement en regardant par exemple des vidéos islamistes ou des contenus complotistes sur YouTube ?

Radicalisation… Encore un terme à la mode, mais il semble sémantiquement impropre, puisqu’il renvoie à l’idée que les islamistes incarneraient une radicalité, c’est-à-dire un retour aux racines de la religion. Ce n’est absolument pas le cas. De même que les intégristes catholiques de la Fraternité Saint Pie X ne ressemblent en rien aux premiers chrétiens, de même les terrifiants miliciens de Daech ne ressemblent nullement aux compagnons originels du prophète. Plutôt que de radicalisation, je préfère ici proposer le terme d’extrémisation.

Tout ceci nous renvoie à la notion d’extrémisme. Que désigne ce terme ?

Avez-vous entendu parler de Laird Wilcox ?

Cet autodidacte, qui a longtemps exercé la profession de charpentier, est considéré comme un des principaux collectionneurs américains de propagande extrémiste. Fondateur à l’Université du Kansas, dans le cadre de la Kenneth Spencer Research Library de la « collection Wilcox des mouvements politiques contemporains », il y a stocké plus de dix mille livres, brochures, affiches, tracts, journaux, audiocassettes, vidéos, émanant d’environs huit mille groupes, actifs sur le territoire des États Unis. Laird Wilcox est avant tout un collecteur, un glaneur. Quelle morale tire-t-il de cette passion ininterrompue ? Dans un petit texte court et dense qui lui sert de manifeste, Qu’est-ce que l’extrémisme politique ? il prend position, et que dit-il ? : « (…) L’extrémisme est d’avantage une affaire de style que de contenu. »

Ainsi, pour Laird Wilcox, l’extrémisme n’est pas une question de doctrine, mais de comportement.

Si l’on épouse le raisonnement, on en déduit qu’un centriste colérique et violent serait un extrémiste, tandis qu’un calme universitaire anarchiste ne le serait pas.

Cette vision comportementaliste tient-elle la route ?

Dans Qu’est-ce que l’Extrémisme politique, Laird Wilcox se livre à une description de ce qu’il faut bien nommer les « symptômes » de l’extrémiste, dont je retiens les principaux :

  1. les extrémistes ne cherchent pas à réfuter les idées de leurs adversaires. Ils tentent de les discréditer. Ils attaquent la personne elle-même.
  2. Les extrémistes tendent à proférer des jugements à l’emporte-pièce. Ils sont en permanence tentés par une forme de lynchage globalisant.
  3. Les extrémistes ne supportent pas d’être traités comme ils traitent les autres. Ils réclament un statut particulier, et tentent en permanence de contrôler ce que l’on dit d’eux.
  4. Ils perçoivent leurs adversaires et dissidents comme essentiellement maléfiques : si des gens s’opposent à leurs idées, ils ne peuvent le faire que pour des mobiles inavouables. Pour qui roulent-ils.
  5. Quel que soit leur message politique et/ou religieux, ils se sentent supérieurs aux autres, parce qu’ils incarnent une minorité consciente, porteuse d’un message que la majorité ne comprend pas.
  6. Les extrémistes adoptent souvent des postures apocalyptiques. Soit, ils annoncent une catastrophe inéluctable (crise économique, fin du monde, guerre civile généralisée, fin des temps, effondrement du système), soit ils prédisent un bouleversement radieux, comparable aux douleurs de l’enfantement (révolution, restauration, révélation). Certains courants s’apparentent ainsi à des millénarismes politiques.
  7. Ils sont portés par la conviction qu’il est permis de faire de mauvaises choses au service d’une « bonne cause » : tous les moyens sont bons, pour sauver l’humanité. Il est parfois nécessaire d’aller « jusque dans les écuries du tsar », selon une formule de Lénine et reprise par certains trotskistes désireux de justifier un entrisme tous azimuts : « Avec les extrémistes, la fin justifie toujours les moyens ».
  8. Ils fonctionnent en vase clos : les organisations ont tendance à fonctionner en circuit fermé. Les militants se voient entre eux, sortent entre eux, lisent les mêmes livres et voient les mêmes spectacles. Il en résulte un fossé grandissant, qui les sépare de la réalité. Plusieurs attentats islamistes ont été commis en plein confinement, les auteurs montrant leur indifférence à la pandémie…

Ces diverses caractéristiques, qui sont mises en avant par Laird Wilcox, appellent des précisions.

On observe en premier lieu que les groupes extrémistes sont généralement très hiérarchisés, même quand ils prétendent se construire selon un schéma anti-autoritaire. Observons l’extrême gauche.

L’Union communiste, plus connue sous le nom de son journal, Lutte Ouvrière, est une organisation trotskiste qui a été fondée en 1939. Il s’agit donc en France d’un mouvement très ancien. Jusqu’en 1997, l’Union communiste a présenté le visage d’une organisation sans chef, régie collectivement par un Comité exécutif. A la faveur d’une scission, des indiscrétions ont filtré. La presse a ainsi révélé l’existence d’un leader particulièrement discret, Robert Barcia, dit Hardy. Il est mort en 2009, mais sa mort n’a été rendue publique qu’en 2010. Il a depuis lors été remplacé par Georges Kaldy.

Hardy se présentait modestement comme « l’un des plus anciens militants » de l’Union communiste. Il en fut cependant le dirigeant principal, durant près de cinquante ans.

Aux yeux du grand public, Lutte ouvrière apparaît comme un groupe privilégiant les décisions collectives, alors que l’organisation fonctionne sous la direction d’un chef qui définit les orientations.

Le cas de l’Union communiste est intéressant, puisque ce groupe exige de ses sympathisants et militants une stricte discipline : on ne discute pas les ordres venus d’en haut ; on respecte les horaires, même incongrus (diffusions de tracts ou de bulletins aux premières heures de l’aube, réunions les week-ends, etc.) ; on appelle enfin les responsables de l’Union communiste à ne pas faire d’enfants, pour se consacrer vingt-quatre heures par jour à la révolution.

Discipline de fer et hiérarchie sont à l’extrême gauche le lot de nombreux groupes trotskistes, ou staliniens. Il s’agit de copier le modèle léniniste du parti bolchevik.

Contre toute attente, la mouvance anarchiste, autonome et « ultra-gauche » n’échappe pas à la hiérarchisation. Encore celle-ci s’exerce-t ’elle de manière sensiblement différente. On assiste en général dans cet archipel au surgissement de leaders spontanés, qui deviennent des guides incontestés. L’exemple de l’Internationale situationniste est frappant. Dans cette petite communauté d’artistes et de théoriciens, Guy Debord s’affirme comme un meneur et un maître à penser. C’est lui qui coopte, qui exclut, qui séduit et qui abandonne. La troupe s’agrège autour de sa forte personnalité. Il est le pivot, le « pape », au sens où André Breton fut désigné comme le « pape » du surréalisme.

La violence se trouve en second lieu au cœur des démarches extrémistes.

Elle apparaît d’abord dans les textes et les proclamations : révolution, contre-révolution, coup de force, restauration, guerre civile, guerre populaire… Les mouvements extrémistes s’accordent sur la nécessité d’en finir avec l’état présent du monde. Cette destruction du système ne peut s’effectuer par la voie démocratique électorale. Le coup de balai serait insuffisant. Seules demeurent les différentes voies non-démocratiques, qui passent par la violence.

La violence est l’horizon idéologique de l’extrémisme. Elle est l’instrument de la libération.

Elle surgit également au quotidien, dans la pratique militante et la vie des organisations. Peu après la mort du leader trotskiste anglais Gerry Healy, fondateur successif de la Socialist Labour League puis du Workers Revolutionary Party, on a découvert que le vieux chef avait organisé un « harem » de jeunes militantes, qui devaient se plier sans rechigner à sa libido, sous peine d’exclusion.

La violence détermine aussi la profondeur de l’implication. Certains mouvements d’extrême droite exigent de leurs membres un test de bravoure. Il s’agit de montrer son audace aux yeux de tous. En 1975, Michel Bodin, du Groupe action jeunesse, lance une grenade fumigène sur le président Valery Giscard d’Estaing, alors qu’il inaugure l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle. En 2002, Maxime Brunerie, qui évolue dans la mouvance du groupe Unité Radicale, tire à la carabine sur le président Jacques Chirac pendant le défilé du 14 juillet. Il s’agit, par des actes individuels, de démontrer sa bravoure ou ses qualités de leader. Le vrai révolutionnaire n’a pas froid aux yeux. Il ne se contente pas de psalmodier que « la guerre du peuple est invincible » (selon la formule de Mao Zedong). Il passe à l’acte.

La violence va de pair avec l’idée de transgression.

L’extrémiste se considère comme un être lucide, égaré parmi les aveugles. Il ne se soumet à la loi commune que de manière tactique. Il ne reconnaît ni les institutions démocratiques, ni les cours de justice, ni les règles du marché.

Il milite au contraire pour l’avènement d’une société future, débarrassée de ce qu’il perçoit comme les tares du présent. En Syrie, Raqqa pour les islamistes de Daech, puis le Rojava pour les marxistes libertaires kurdes du PYD, sont les embryons d’une société idéale.

On est mis au défi dans le groupe : qui sera le plus extrême ? Qui ira le plus loin ? Qui aura le courage de ses opinions et les mettra en pratique ?

On voit bien pour finir que l’explication de l’extrémisme par les comportements ouvre d’indéniables portes. C’est justement cette clef qui m’a conduit en 2000 à travailler sur les  » extrémistes du sexe  » et à publier Les Forcenés du désir. A travers ceux qui manifestaient des « comportements extrêmes », pouvait-on mieux comprendre l’extrémisme, comme phénomène global ?

Pourtant, l’extrémisme ne saurait se réduire à une galerie de symptômes cliniques. Car il existe une autre approche.

Dans Le XXe Siècle idéologique et politique, Michel Winock affirme que la démarche de l’extrémiste obéit à un schéma immuable :

Il rejette la situation présente, jugée catastrophique.
Ce constat de faillite trouve son explication dans un « agent privilégié de malédiction » : les riches, le capitalisme, les Juifs, les immigrés, les francs-maçons…
La solution passe par « l’appel à un sauveur, individuel ou collectif ».
« Le sauveur réalisera l’instauration d’un ordre nouveau ».
On mesure ici le fossé qui sépare Laird Wilcox et Michel Winock.

Pour le premier, l’extrémisme se réduit à un ensemble de comportements.

Pour le second, il se définit avant tout par des idées :

« L’extrémiste se projette dans un monde essentialiste où doit triompher son idéal de pureté sur l’existence des contradictions, des altérations, des compromissions. »

L’extrémisme est une quête de la pureté. Cette pureté finale, qui constitue le but ultime, aboutit idéalement à la résolution de tous les conflits : union derrière un Grand Leader, communauté épurée dans laquelle chacun trouve sa place, ou communion généralisée dans la société sans classes.

La recherche de la pureté jure avec les compromis de la modération. La pureté de l’idéal contre les souillures du réel.

L’extrémiste va au bout d’une démarche. Il ne s’arrête pas en chemin. « Toujours plus loin, plus haut, plus fort », telle est sa devise.

L’extrémiste religieux pousse jusqu’à ses ultimes conséquences la lecture des textes religieux. Décrit-on dans le Coran ou dans la Bible un massacre sanglant ? Il en commet un. Tout ce qui est écrit dans le livre sacré est vrai. Nulle interprétation n’est nécessaire et la référence au glaive n’a rien de symbolique. Sachant que le messie quand il reviendra sur Terre sera oint, les mormons portent en permanence sur eux une petite fiole d’huile d’olive.

Le militant d’extrême gauche va aux confins de la gauche. La démocratie est-elle le pouvoir du peuple ? Il tente d’instaurer une dictature du prolétariat, qui implique l’interdiction des partis bourgeois et la censure.

Le militant d’extrême droite relit de fond en comble les textes fondateurs de la droite. Il pousse lui aussi les raisonnements jusqu’à leurs ultimes conséquences, éventuellement jusqu’au génocide nazi.

L’extrémisme, c’est une idée politique, poussée jusque dans ses retranchements. Dans L’Age des extrêmes, Eric Hobsbawm le décrit comme une forme de paroxysme.

Ouvrons le Dictionnaire Robert. L’extrémiste est selon lui le « partisan d’une doctrine poussée jusqu’à ses limites, ses conséquences extrêmes ».

Selon cette définition, il existe bel et bien une pensée extrémiste

Dès lors, on ne saurait plus identifier extrémisme à une simple pathologie. Un centriste hargneux ne devient pas pour autant un extrémiste politique. A l’inverse, un placide philosophe marxiste, qui dans ses textes envisage la « dictature du prolétariat » comme prélude à « l’abolition du salariat », avance des idées extrémistes, même s’il paie ses impôts et n’a jamais pondu que des manifestes abscons.

On pourrait ainsi en venir à une définition minimum, permettant d’établir un cadre de recherche.

Partisan d’une doctrine poussée jusqu’à ses extrémités, qui détermine un certain nombre de comportements et de pratiques, l’extrémiste appelle à un changement radical de société. Ce changement ne peut s’effectuer que par la violence.

On voit bien dès lors que les islamistes sont des extrémistes religieux. Etudions maintenant les principaux anathèmes qui ont lancés depuis qu’ont démarré au début du XXIe siècle les multiples attentats islamistes.

On a d’abord évoqué l’existence d’un « islamofascisme ». Il s’agissait au départ de dénoncer la dimension totalitaire des projets politiques de Daech ou d’Al Qaeda. Il existe pourtant un authentique islamo-fascisme. Dans les années 1980 et 1990, on a vu plusieurs idéologues de l’extrême droite se convertir à l’Islam et chercher des points de convergence. C’est le cas de l’Italien Claudio Mutti, créateur de la revue Jihad, ou de l’Anglais David Myatt, qui fut précédemment nazi et sataniste. En France, le mouvement Egalité et Réconciliation d’Alain Soral s’appuie actuellement sur une possible jonction idéologique entre les islamistes et l’extrême droite. On constate même un schisme dans l’ultra-droite entre, d’un côté ceux qui veulent lutter contre la montée de l’islamisme, à l’exemple des Identitaires, de l’autre ceux qui veulent s’allier tactiquement aux islamistes pour combattre le sionisme et Israël, comme par exemple Terre et peuple.

Qu’en est-il maintenant de ce que l’on nomme l’islamo-gauchisme ? Là encore, il s’agit d’une étiquette accolée par les adversaires. Aucune organisation ne se réclame « es-qualités » de l’islamo-gauchisme.

On observe toutefois dans une partie de l’extrême-gauche un phénomène troublant. Depuis l’attentat de New York en 2001, certains groupes livrent le diagnostic suivant : en perpétrant les attentats du 11 septembre, les islamistes d’Al Qaeda ont démontré leur capacité logistique. Ils ont acquis du même coup dans le monde arabe une énorme popularité. Or les militants révolutionnaires ne doivent pas se couper des masses. Dès lors que l’islamisme acquiert une certaine audience, il faut s’en rapprocher, nouer le dialogue et lancer des initiatives communes.

C’est là qu’apparaît un passeur nommé Tariq Ramadan. Cet islamologue atypique n’est pas très éloigné dans ses conclusions de la « théologie de la libération » du prêtre catholique Dom Helder Camara. Tout comme il exista naguère des « curés rouges », qui prirent les armes en Amérique latine pour parvenir à la justice sociale, pourrait-on voir surgir des « mollahs rouges », prônant un islam social et révolutionnaire ? C’est le pari d’une frange grandissante de l’extrême gauche internationale.

Organisation trotskiste fondée par Tony Cliff, la Tendance socialiste internationale est présente dans une vingtaine de pays. Elle est contrôlée depuis Londres par le Socialist Workers Party. Le SWP apparaît comme la plus importante formation d’extrême gauche en Grande-Bretagne. Or, cette organisation se distingue par le fait qu’elle milite pour le droit au port du voile et pour le « respect » de la religion musulmane.

En octobre 2004, le SWP s’impose comme la cheville ouvrière du Forum social européen de Londres. Tariq Ramadan y reçoit un accueil de « vedette américaine », tandis que la France est fustigée, en raison de la loi qui prohibe le foulard à l’école. Très présente dans les pays de l’ex-Commonwealth, la Tendance socialiste internationale (TSI) peut être considérée comme une puissante rivale d’une autre structure, la Quatrième Internationale, dont la section française est alors la Ligue communiste révolutionnaire.

En 2004, la TSI conclut justement un accord avec la Quatrième Internationale. Les deux organisations mondiales décident de s’entraider. En France, les quelques militants soutenant la TSI, dont la future députée insoumise Danièle Obono, adhèrent à la Ligue communiste révolutionnaire pour y former un courant. Cet accord tactique aboutit à un résultat inattendu. Partout dans le monde, on voit surgir dans les sections de la Quatrième Internationale des tendances pro-voile. Le 6 mars 2004 à Paris, on assiste à une scène insolite. Un cortège de femmes voilées se trouve protégé conjointement par des Frères musulmans, et par des militants de la Jeunesse communiste révolutionnaire, branche jeune de la LCR. Un an plus tard, le 8 mars 2005, des islamistes voilées manifestent « pour les droits des femmes » sous la protection conjointe de la JCR et des barbus.

C’est l’amorce d’un processus de convergence politique entre des militants issus de la tradition marxiste et des religieux, souvent proches des Frères musulmans. Les courants d’extrême-gauche qui s’allient aux islamistes à l’Université et dans les quartiers incarnent ce que l’on peut nommer l’islamo-gauchisme. Ils se trouvent à l’origine du courant « indigéniste » et ont contribué à diffuser les thèses américaines dites décoloniales.

Islamisme, djihadisme, salafisme, islamo-fascisme, islamo-gauchisme, on voit bien que l’extrémisme est un phénomène en pleine ascension.

Mais il y a plus. Par-delà les organisations politiques et religieuses dument répertoriés, on observe une exaspération de plus en plus visible, qui touche un grand nombre de personnes.

Allons-nous vers une extrémisation de la société, marquée par un accroissement des violences, de la haine, des tensions, de la rancœur, de la colère ?

On assiste depuis environs vingt ans à l’apparition de sigles nouveaux, qu’on peine à classifier : Vaches à Lait, autruches, bonnets rouges, gilets jaunes…

Ces intitulés baroques et imagés signalent la prolifération de mouvements populaires incontrôlés, qui pourtant n’ont pas surgi du néant.

Prenons l’exemple des Gilets jaunes. Quel que soit le jugement que l’on porte sur le phénomène, sa genèse ne manque pas de nous interpeler.

Tout démarre en 2012.

Lorsque le président François Hollande instaure en 2012 le mariage homosexuel, il se heurte à une vigoureuse riposte. La Manif pour tous, dont l’égérie est Virginie Tellenne, dite Frigide Barjot, marque l’irruption d’une droite populaire, largement soutenue par l’Église catholique et ces paroisses. Le succès de la Manif pour tous est considérable. L’initiative fait descendre dans les rues plus d’un million de personnes. Dès lors, une partie de l’extrême droite (Action française, Œuvre française) tente de récupérer le mouvement. Elle initie dans ce sens une coordination nouvelle nommée Le Printemps Français, dont la porte-parole est Béatrice Bourges. Le Printemps français est plus dur et plus violent que la Manif pour Tous. Il réunit tout de même à Paris plus de 50 000 personnes, qui cherchent à en découdre avec la police. Il s’agit donc d’un succès.

Arrive alors en Bretagne le mouvement des Bonnets rouges. Il consiste en une jacquerie fiscale de grande ampleur. Ce mouvement social inédit se caractérise par son caractère interclasses. On y voit tout aussi bien des chefs d’entreprise de PME que des salariés en lutte, des auto-entrepreneurs, des agriculteurs, des pêcheurs, des commerçants. La colère se généralise et pourrait déboucher en 2013 sur une crise sociale généralisée. Tandis que le gouvernement de l’époque s’emploie à déminer et à désamorcer le conflit, l’extrême droite décide de surfer sur la double vague des Bonnets rouges et du Printemps français. Elle s’assigne pour objectif de fédérer toutes les colères. Elle lance donc un projet inédit nommé « Jour de Colère », qui manifeste à Paris en janvier 2013. Ce qui frappe, dans cette coordination qui regroupe un grand nombre d’associations, c’est la juxtaposition d’organisations néo-fascistes, et d’associations de citoyens : le Collectif contre les éoliennes, Camping pour tous, les Papas en colère, le Collectif des avocats libres, les Bonnets gris, les Bonnets blancs, les Bonnets rouges. Il y a en tout plus de deux cents sigles.

Les protagonistes des Papas en colère ou de Camping pour tous ne sauraient être assimilés à des militants d’extrême droite. Mais ils témoignent d’un mouvement de colère généralisée, qui débouche sur une exacerbation des conflits, et mène finalement à une extrémisation de la société.

Sur le socle du Jour de Colère se bâtissent bientôt, à la base des réseaux Colère qui tentent encore une fois de fédérer les colères : mouvements contre les vaccins, contre la hausse du carburant, contre les taxes, contre la disparition programmée du diesel et des chaudières au fuel.

Lorsque la vague des Gilets jaunes balaie la France de novembre 2018 à juin 2019, on s’aperçoit que la cartographie des Gilets Jaunes épouse à l’identique celle des réseaux Colère.

Colère, tel est le maitre mot. La colère est le terreau de l’extrémisation. Le phénomène majeur, c’est le fait que des idées, des slogans, éclosent dans des mouvements politiques ou religieux minoritaires, pour mieux se répandre ensuite dans la société.

D’un côté, on clame que la France est islamophobe. De l’autre, on s’écrie que le grand remplacement est en marche.

Face au vrai péril que représente cette extrémisation rampante, on ne peut répondre que par la recherche, l’information, et l’observation.

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